Le dégroupage n'est pas un
long fleuve tranquille. Derrière une certaine lenteur,
que les opérateurs alternatifs devinent comme une forme
de résistance, l'ouverture de la boucle locale est étroitement
suivie depuis plusieurs années chez France Télécom.
Face à la volonté affichée par Bruxelles d'ouvrir le
secteur des télécoms à la concurrence, l'opérateur historique
français, comme ses homologues européens, s'est préparé
bon an, mal an à l'inévitable : le scénario du dégroupage.
Un
échauffement sur la durée, effectué parfois dans la
douleur. "Ce n'est pas une mince rupture idéologique
pour France Télécom, murmure un opérateur alternatif
aujourd'hui engagé dans la partie. Il faut expliquer
à des équipes techniques, qui travaillent depuis des
dizaines d'années sur des équipements maison, que désormais
il va falloir débrancher certaines lignes pour les basculer
chez un concurrent."
Pour lisser cette "rupture
idéologique", les équipes techniques de France Télécom
en charge des interventions sur les réseaux ont été
formées et préparées à la mise en place du dégroupage
depuis 1998. "Tout n'est pas simple, c'est pour cela
que nous nous y sommes lancés en amont, reconnaît-on,
à mots couverts, chez l'opérateur historique. Pour certaines
équipes, le sujet déclenche évidemment de l'amertume."
Signe que le dossier est resté sensible, les équipes
de France Télécom qui interviennent sur les équipements
pour opérer un dégroupage ne savent jamais pour quel
opérateur elles agissent.
Avant d'en arriver à cette
intervention physique sur le réseau, où un opérateur
passe la main à un autre, tout repose sur un extranet.
L'outil est né de la saisine déposée par Club Internet
devant le Conseil de la concurrence en novembre 2001
à l'encontre de France Télécom. Club Internet, pourtant
filiale d'un autre opérateur historique (Deutsche Telekom,
aujourd'hui dans la ligne de mire de la Commission européenne
pour ne pas avoir ouvert les vannes à la concurrence
sur la boucle locale allemande), estimait que Wanadoo
bénéficiait d'un traitement particulier de la part de
France Télécom pour l'ouverture des nouvelles lignes
ADSL.
L'extranet
ADSL de tous les désirs
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A l'époque, grâce à un extranet
opéré par France Télécom, Wanadoo activait ses nouveaux
abonnés ADSL en quatre jours. Les autres FAI, écartés
du système de commande, devaient patienter une dizaine
de jours. Le Conseil de la concurrence donnera raison
à Club Internet sur ce dossier. Au début de l'été dernier,
l'extranet ADSL de France Télécom a finalement été ouvert
à l'ensemble des FAI présents en France.
Au travers de cet extranet,
les fournisseurs d'accès installés dans le dégroupage
(à ce jour 9 Telecom, Colt, Easynet et Free) dialoguent
avec France Télécom. Lorsqu'un client final demande
un abonnement ADSL, le FAI y vérifie dans un premier
temps si la ligne est éligible, c'est-à-dire si l'abonné
réside dans une zone où le haut débit est déployé. Si
la demande est qualifiée, la prise de commande de dégroupage
est lancée.
"Tout le traitement des opérations
de dégroupage est centralisé au plan national sur Toulon,
explique un porte-parole de France Télécom. Dès qu'une
demande est éligible, et si le dossier est complet,
nous indiquons sous 24 heures au FAI si nous donnons
un feu vert définitif à l'opération. Une fois le feu
vert donné, nous réalisons l'intervention physique sur
le réseau sous sept jours." Des techniciens de France
Télécom interviennent alors dans le répartiteur qui
couvre l'abonné final pour basculer la ligne.
A
ce jour, 132 répartiteurs sont dégroupables
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A ce jour, 132 répartiteurs
sont prévus pour accueillir les connexions des opérateurs
alternatifs. Ces 132 répartiteurs (installés en Ile-de-France,
à Strasbourg, Lyon, Nice, Marseille, Toulouse et Bordeaux)
représentent un potentiel de 5 millions de lignes dégroupables.
Sous dix-huit mois, devrait s'y ajouter, selon France
Télécom, 150 autres répartiteurs disséminés dans les
cinquante plus grandes villes de France. Chaque salle
requiert un chantier d'environ huit semaines pour être
opérationnelle.
Tout est ici histoire de potentiel
: sur les 5 millions de lignes sur lesquelles les opérateurs
alternatifs peuvent prétendre prendre la main, à peine
plus de 1 200 sont aujourd'hui dégroupées, la majorité
d'entre elles revenant aux offres professionnelles de
Colt (environ 750 lignes). Mais conscient que sous l'impulsion
des offres ADSL grand public la machine du dégroupage
devrait s'emballer, France Télécom se prépare à des
interventions massives dès l'année prochaine. "Pour
2003, notre capacité de dégroupage sera de 10 000 lignes
par mois, admet-on chez l'opérateur historique. Ce chiffre
sera ajustable en fonction des prévisions des opérateurs
alternatifs."
Le rythme potentiel de 10 000
lignes par mois souligne que la vague du dégroupage
est en train de se former en France. Suivant cette prévision,
en un seul mois, le nombre de lignes dégroupées sera
multiplié par dix en France. Difficile de savoir en
l'état qui de 9 Telecom ou de Free sera la locomotive
de ce nouveau marché. Les deux FAI, lancés dans l'ADSL
grand public dégroupé, restent très discrets sur les
flux d'abonnements enregistrés ces dernières semaines.
Mais plusieurs observateurs du secteur s'attendent à
une grosse surprise de la part de Free. La cadence de
dégroupage du FAI détenu par le groupe Iliad pourrait
atteindre plusieurs milliers de lignes par mois.
10 %
de problèmes techniques sur les lignes
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Techniquement, l'opération
de dégroupage nécessite pour l'équipe d'intervention
cinq opérations de point de câblage. "C'est une manipulation
qui n'est pas aussi simple que certains le laissent
croire, indique-t-on chez France Télécom. Dans 10 %
des cas, l'opération abouti sur un problème technique
: erreur de câblage, équipement de l'opérateur alternatif
inopérant ou compte ADSL inactif."
L'aspect chirurgical de l'intervention
ne serait pourtant pas la seule cause des problèmes
techniques rencontrés par les opérateurs alternatifs
dégroupeurs. "Les équipements ADSL déployés par France
Télécom, majoritairement fournis par Alcatel, sont configurés
par défaut pour l'offre Wanadoo, explique Fleur Thesmar,
responsable du collectif Ensemble, libérons l'ADSL.
Pour les autres opérateurs, certains problèmes de compatibilité
peuvent donc se poser."
"Faux, rétorque-t-on chez l'opérateur
historique. Nous sommes encore tous dans une phase d'apprentissage
sur le dégroupage. Il faut juste plusieurs semaines
pour que ce processus s'industrialise et devienne une
mécanique bien huilée." En filigrane, le message transmis
se veut davantage incisif. France Télécom ne veut pas
être le bouc émissaire d'opérateurs alternatifs
surpris et dépassés par le succès commercial des offres
ADSL dégroupées. "Tout le monde est dans la même
barque."
"En haut lieu chez France Télécom,
le fait de travailler en intelligence avec les autres
opérateurs est une valeur qui a fait son chemin", estime
Pierre Roy-Contancin, directeur des affaires juridiques
et réglementaires chez UPC France. Ce câblo-opérateur,
installé dans plusieurs régions françaises, propose
depuis 1999 une forme alternative de dégroupage. En
s'appuyant sur ses infrastructures câble, UPC propose
non seulement un bouquet TV et de l'accès Internet,
mais aussi une offre téléphonique interconnectée en
final avec France Télécom.
"En revanche, poursuit Pierre
Roy-Contancin, dès qu'il s'agit des relations commerciales
ou locales, les rapports que l'on peut avoir avec France
Télécom sont biaisées. Nous sommes encore loin du paysage
concurrentiel idéal." Difficile d'en savoir plus : parmi
les opérateurs alternatifs une loi du silence règne
de peur de voir ses relations avec France Télécom se
dégrader.
"L'attitude de certains FAI,
très consensuelle avec FT depuis qu'ils se frottent
à la réalité du dégroupage ADSL, démontre en creux cette
nouvelle forme de crainte, analyse un opérateur. Car
sur le terrain, les coups tordus se poursuivent. Certaines
agences de France Télécom discréditent auprès des clients
les offres alternatives en leur expliquant qu'ils risquent
d'avoir une ligne téléphonique bancale. Et en cas de
problème technique, le client dégroupé risque de se
faire balader par le centre d'appels de France Télécom."
La plupart des opérateurs alternatifs
estiment que cette guerre de terrain est avant tout
à l'initiative des agences locales de France Télécom
qui, tout comme les équipes techniques en charge du
dégroupage, vivent parfois avec âpreté cette
nouvelle concurrence. "Pour que le marché s'épanouisse,
estime Pierre Roy-Contancin, il faut que la muraille
de Chine au sein de France Télécom entre les activités
d'opérateur et les activités commerciales soit la plus
hermétique possible." En somme, une sorte de dégroupage
interne.
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