(article modifié le 27/06/06) Bientôt la Coupe du Monde de football, et son cortège de pronostics. Si les Français ont tous une âme de sélectionneur, ils sont aussi prompts à engager leur sixième sens de supporter lors des grandes compétitions internationales. Chez nos voisins - temporairement ennemis jurés - européens, et plus particulièrement au Royaume-Uni, cet engouement pour le ballon rond et les paris sportifs brasse plusieurs milliards d'euros chaque année. Du fait de sa législation, la France accorde une situation de monopole à la Française des Jeux et au PMU pour les paris sportifs, en ligne ou non. Mais il devient difficile de soutenir cette exception à la libre concurrence, face aux signaux envoyés par la Commission Européenne et à la pression croissante des sites de paris sportifs. Il s'en faudrait de peu pour que le Mondial serve de révélateur au malaise d'une industrie du jeu en ligne en équilibre de plus en plus précaire.
Les chiffres officiels du marché français des jeux d'argent soulignent le poids et la santé de cette industrie. Selon les données de la Française des Jeux, en 2004, trois Français sur cinq en âge de jouer, soit près de 30 millions de personnes, ont joué au moins une fois à un jeu d'argent. Ce qui représente une dépense brute totale de 34,77 milliards d'euros, et une dépense nette totale (différence entre les mises et les gains) de 8,08 milliards d'euros. Sur les 34,77 milliards de dépenses brutes, les mises collectées par le PMU s'établissaient à 7,56 milliards d'euros en 2004. Et sur les 8,55 milliards collectés par la Française des Jeux cette même année, les pronostics sportifs comptaient pour 221 millions d'euros (Loto Foot, Cote & Match), soit 2,6 % du chiffre d'affaires. Ce qui représente donc un total de près de 7,8 milliards d'euros de mises placées sur des paris sportifs en France, en 2004.
Un pactole qui ne représente en fait que la partie immergée de l'iceberg. "L'industrie du jeu d'argent est à 90 % clandestine", lance Alexandra Musseau, directrice générale de l'AFJL (Agence Française des Jeux d'argent en Ligne). L'AFJL est une organisation créée début 2006, qui fournit des prestations de veille sur l'industrie du jeu en ligne et des services aux acteurs de ce secteur.
A l'origine de cette clandestinité, deux textes de lois fondateurs. Le premier, datant du 21 mai 1836, interdit les loteries de toute espèce. Seules exceptions : le monopole de la Française des Jeux sur les jeux de hasard, les loteries gratuites et les loteries payantes à but humanitaire. Le second, du 2 juin 1891, interdit les paris sur les courses de chevaux et de lévriers, et institue le PMU. Hormis les paris hippiques, les paris sportifs sont assimilés aux loteries, et relèvent donc du monopole de la Française des Jeux. De fait, Française des Jeux et PMU se partagent le gâteau officiel des paris sportifs, offline aussi bien que online. "Les bookmakers risquent des peines de prison de 3 à 5 ans et jusqu'à 300.000 euros d'amende, qui ont été alourdies par la loi Perben II", précise Thibault Verbiest.
La loi française à l'épreuve du droit européen |
A première vue, tout est clair. D'un côté, ce qui est interdit, c'est-à-dire tous les sites qui prennent des paris auprès des particuliers français, de l'autre, la Française des Jeux et le PMU. Mais tout se complique lorsque l'application de la loi française est mise à l'épreuve du droit européen. Au nom de la libre concurrence, les obstacles juridiques qui empêchent les entreprises d'offrir leurs services ou de s'établir dans d'autres États membres devraient être supprimés. Mais la directive "Services", adoptée par le Parlement européen le 16 février 2006, a notamment exclu les jeux d'argent de son champ d'application. Les Etats conservent donc une marge pour protéger les monopoles existants. C'est le cas de la France, qui invoque la protection du consommateur et de l'ordre public (lutte contre le blanchiment d'argent, les activités mafieuses, l'addiction au jeu
) pour justifier le maintien du monopole de la Française de Jeux.
"Ces exceptions sont de plus en plus critiquées par la Cour de Justice européenne, indique Thibault Verbiest, car elles doivent être justifiées par une politique effective de canalisation et de modération du jeu. Pour juger de l'efficacité de cette politique, le droit regarde notamment le marketing mis en uvre par les détenteurs des monopoles. Or, la Française des Jeux est probablement l'opérateur européen le plus agressif commercialement. De plus, il développe des jeux qui ciblent clairement les mineurs". Référence à Dédé, le fameux cochon à gratter.
La France devant la Cour de Justice européenne ? |
Déjà, l'arrêt Gambelli de novembre 2003, rendu par la Cour de Justice européenne, avait constitué un premier avertissement (lire l'article du 14/11/03). Depuis, les bookmakers possédant des licences de jeu européennes sont de plus en plus nombreux à défier les pays disposant de législations restrictives, sur le fondement du droit européen. Sept Etats font d'ores et déjà l'objet d'une enquête suite à des plaintes auprès de la Commission européenne : la Suède, le Danemark, la Finlande, l'Allemagne, la Hongrie, l'Italie et les Pays-Bas. Dernièrement, trois plaintes ont été déposées contre la France par Mr bookmaker, Betandwin et Zeturf. Le décret du 17 février dernier, qui autorise la Française des Jeux à étendre son activité en dehors du territoire français, notamment par le biais d'Internet, n'est pas prêt d'arranger la défense de son monopole.
Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'en Europe, les sites Web de paris sportifs se bousculent au portillon. Et pour cause : la marché est énorme. Un rapport de l'Institut Suisse de droit comparé, commandé par la Commission européenne et publié le mois dernier, estime les revenus nets (mises - gains) de l'industrie des paris dans l'Union européenne à 8,926 milliards d'euros en 2003, soit 17,3 % des revenus du jeu (loteries, casinos, machines à sous
). Selon l'AFJL, la dépense de jeu représenterait 1 à 2 % du PIB de la plupart des pays européens. Et Internet est une manne pour les bookmakers. On compterait entre 300 et 500 sites de ce type en Grande-Bretagne.
Le foot, premier vecteur de paris sportifs |
C'est donc via le Web qu'ils attaquent le marché français, jugé prometteur. 300.000 Français miseraient de l'argent en ligne d'après l'AFJL, qui place la France au deuxième rang européen pour le jeu. Par ailleurs, Alexandra Musseau cite une étude de Nielsen Netratings sur 2004-2005, qui estime qu'un Français sur quatre visiterait des sites de jeux.
Unibet (qui a racheté Mr Bookmaker en août 2005), présent dans 20 pays, Betandwin et Sportingbet sont sans doute les trois principaux sites de paris sportifs payants en France. Des sites plus petits et plus récemment implantés, comme Gamebookers ou Betclic, figurent parmi les challengers. Tous proposent des paris sur une kyrielle de sports, le football étant le principal pourvoyeur de mises. Sur Unibet, les courses hippiques représentent le deuxième marché, tandis que sur Gamebookers le tennis rassemble 15 à 18 % des paris sportifs (contre 60 % pour le football).
A ce titre, la Coupe du Monde est très attendue. C'est en effet la première fois que l'événement a lieu et que le nombre de parieurs potentiels est aussi élevé, grâce à la pénétration de l'Internet et en particulier du haut débit depuis quatre ans. Premier événement mondial pour le pari sportif, le Mondial avait déjà permis à Sportingbet de recruter 11.000 nouveaux clients en 2002 au Royaume-Uni, alors que 300.000 paris avaient été enregistrés sur le mois de la compétition. Christophe Dhaisne, directeur marketing online d'Unibet, prévoit de multiplier son volume d'affaires brut par 4 ou 5 durant l'événement, cette année.
La concurrence s'annonce donc rude, alors que l'objectif numéro un de tous ces sites va être de recruter de nouveaux clients grâce au Mondial. Afin de fidéliser les nouveaux membres, les sites misent presque tous sur le développement du poker, qui permet aux parieurs de dépenser sans compter, même en l'absence de rencontres sportives. Aujourd'hui, Unibet annonce plus de 250.000 membres en France (1 million en Europe). Gamebookers, qui réalise plus de 200 millions d'euros de chiffre d'affaires sur les partis sportifs à l'international, évoque 2.500 à 3.000 clients actifs par mois, pour un panier moyen de 5 euros et 4 paris par jour en moyenne, selon son président John O'Malia. Précisons que ces joueurs ne commettent pas d'infraction en pariant sur ces sites. Seul le pari hippique pourrait être poursuivi, mais Thibault Verbiest ne relève aucune action en ce sens.
L'affiliation, 1er média pour les sites de paris sportifs |
Pour séduire les prospects, les sites rivalisent d'ingéniosité. En effet, pour un site support, la diffusion d'une publicité pour une activité prohibée est passible de 4.500 euros d'amende. Les bannières sont donc un sport dangereux, quoique pratiqué - bien sûr, les régies n'en font pas elles-mêmes publicité. La parade ? L'affiliation, essentiellement. Mais aussi les liens sponsorisés, surtout sur le réseau Miva car Yahoo et Google ont tendance à appliquer la loi américaine sur les jeux en ligne qui est très restrictive. Offline, c'est encore plus compliqué, car plus visible. Unibet, qui sponsorise son équipe cycliste, a pourtant participé au dernier Paris-Roubaix sans encombre. Gamebookers, partenaire du site de l'AS St-Etienne en 2005, n'est pas allé jusqu'à apparaître sur les maillots de l'équipe
Les promotions sont également de la partie. A l'occasion du Mondial, Gamebookers offre à chaque nouvel adhérent pariant au moins 45 euros un maillot officiel de l'équipe de son choix. Enfin, les sites se tournent vers les célébrités du monde sportif pour valoriser leur marque. Marcel Dessailly est ainsi devenu l'ambassadeur de Betclic dans le monde entier, afin d'incarner "l'intégrité et la confiance". Un pari astucieux de la part de son dirigeant, Fredrik Adams.
Si Unibet et Sportingbet sont des entreprises cotées, et si les sites de paris communiquent de plus en plus en ligne, leur situation en France est toujours aussi illégale, pour le moment. Le comble, c'est que la plupart ne sont pas inquiétés par la Française des Jeux ou le PMU. Seuls Zeturf, un site d'origine française, et Betandwin ont fait l'objet d'un recours. Le premier se pourvoit en Cassation et a porté l'affaire devant le Conseil d'Etat. La procédure contre le second viserait surtout son réseau d'affiliation. Quant aux autres, ils profitent de la crainte de la Française des Jeux de se voir condamnée elle-même par la Cour de Justice européenne.
La situation est donc tendue, et pour le moins absurde. Les enjeux, eux, sont bien là. Près de 20 % des lecteurs du JDN se déclaraient prêts à parier sur les matchs de la Coupe du Monde de football. Le marché s'apprête à exploser, et se renforcera probablement dès que les déclinaisons sur mobile proposeront des interfaces plus conviviales. Les taux de croissance de sites comme Sportingbet sont supérieurs à 100 %. A la clé, des enjeux fiscaux et des emplois. Une clarification de cette situation est donc très attendue par les acteurs du marché. Au moins autant que le nom du vainqueur de la Coupe. |