La mobilisation de nombreuses personnalités comme le chanteur
Moby et l'alliance rêvée des poids lourds de l'Internet
- Google, Sun, Adobe Systems, Microsoft, eBay, Amazon -
en faveur de la neutralité du réseau Internet, aura-t-elle été
vaine ? En tous cas, elle n'aura pas réussi à convaincre
les députés américains qui, le 8 juin, ont voté en faveur de
l'abandon, réclamé par les grands opérateurs américains, du
principe fondamental de la neutralité du réseau Internet.
Ce vote sonne le glas du long débat qui a divisé les Etats-Unis
autour de ce concept ces derniers mois. Les modalités de la
mise en application de la neutralité, bien qu'absentes
des documents fondateurs de l'Internet ont, depuis la création
du réseau, fait l'objet d'un compromis entre ses acteurs. Le
respect de cette notion par les fournisseurs d'accès au réseau
vise à garantir aux utilisateurs finaux et créateurs de contenus
un traitement égal par les FAI de toutes les données transitant
par le Web, et ce sans distinction de nature (par exemple :
texte ou vidéo), de provenance ou de poids.
Cela signifie
que les opérateurs ne peuvent pas favoriser le transit d'un
contenu par rapport à un autre, qu'un diffuseur ne peut pas
"acheter" son passage ou sa bande passante, mais aussi
qu'il ne saurait répercuter les coûts de telles mesures sur
les créateurs de contenus. Techniquement, on dit du réseau Web
qu'il est "sourd-muet" car il ne donne, ni de reçoit
d'ordre de priorité pour le traitement des données.
"Les sociétés ou les pays les plus riches seraient automatiquement
favorisés par une telle loi puisque seuls ceux qui auront les
moyens pourront diffuser leurs contenus convenablement",
explique Craig Aaron, fondateur du site de petites annonces
Craiglist et porte-parole du mouvement pro-neutralité, dans
une interview au quotidien Libération.
Plus grave, les initiatives innovantes sur le réseau seraient
également défavorisées par un tel système : si une start-up
devait payer des droits de diffusion pour ses contenus dès l'origine,
elle ne pourrait pas démarrer une activité à partir de rien
comme ce fut le cas de ses illustres prédécesseurs. Les innovations
importantes de l'Internet viennent en effet le plus souvent
de petites entreprises pionnières. Si le réseau ne peut plus
en bénéficier, il prend le risque de devenir beaucoup plus statique,
de se scléroser, que se soit économiquement ou techniquement.
De leur côté, les promoteurs de la régulation du trafic de données,
constitués essentiellement des opérateurs propriétaires des
grands réseaux américains (AT&T, Alactel, Bellsouth Comcast)
disent faire face à des quantités et débits de données de plus
en plus conséquents. Cela est dû à la multiplication de services
gourmands en ressources (VOD, VoIP) qu'ils se doivent d'assumer
(financièrement) et techniquement sans toutefois en avoir, selon
eux, réellement les moyens.
Leur argumentation est basée sur une théorie formulée
en 2005 par un professeur de l'université de droit de Columbia,
Tim Wu, selon laquelle les cas de non-respect de la neutralité
du réseau seraient légions. Elle leur permettrait ainsi d'affirmer
que cette notion n'est qu'une utopie dépassée et non une réalité
technique. Les applications en uvre sur le réseau seraient
d'après le professeur sensibles à la latence entre autres paramètres,
et les systèmes donneraient d'hors et déjà la priorité
aux données à faible latence comme la voix et la vidéo par exemple.
Toujours selon les opposants à la neutralité, intervenir
dans la gestion du transit des contenus, permettrait d'assurer
une meilleure prestation aux utilisateurs finaux. Mais celle-ci
aurait également un coût, probablement répercuté sur les utilisateurs
des réseaux. Les opérateurs américains, principaux investisseurs
des réseaux de télécommunications, aimeraient, semble-t-il,
tirer parti de la disparition du principe de neutralité pour
créer de véritables péages sur des autoroutes de données assorties
à destination des services les plus gourmands en bande passante.
Ils pourraient ainsi reprendre le contrôle de leurs réseaux
et de son contenu, comme c'est déjà le cas avec les réseaux
câblés et hertziens.
Pour faire pencher la balance de leur côté, les opérateurs
n'auraient pas hésité à utiliser des arguments sonnant comme
des menaces indirectes envers les producteurs de contenus
et l'Etat américain, arguant qu'ils ne sauraient continuer
à assurer un service et un investissement optimum pour tous
sans moyens pour y parvenir.
La décision des députés américains leur donne raison puisqu'elle
a entériné la disparition de la prévalence du principe de
neutralité du réseau Internet. Les députés, majoritairement
républicains, n'auront pas été sensibles aux arguments des
fondateurs du Web moderne, ni aux 760.000 signatures déposées
sur le site de cette coalition de sauvegarde la neutralité
du Net : Save the Internet. Selon les démocrates, "ce
vote changerait la face de l'Internet pour toujours".
La décision des députés doit cependant encore être soumise
au Sénat avant sa mise en application.
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