Mardi 19 octobre 1999
DOCUMENT
Patrice Magnard : "Comment j'ai vendu Alapage..."
Patrice
Magnard a vendu Alapage à France Télécom
il y a moins d'un mois (voir JDNet
du 28 septembre). L'entretien prend tout de suite un tour
quelque peu paradoxal: "Je n'ai jamais souhaité vendre
Alapage, on est venu me voir", commence Patrice Magnard. De
plus, il s'est engagé à ne pas commenter le
montant de la transaction révélé par
le JDNet (juste sous la barre des 320 millions de francs)
ni divulguer le nom des autres concurrents en course pour
le rachat. Il s'est borné à dire le jour de
la signature: "C'est à la fois la meilleure et la pire
opération de ma vie" (voir son portrait
dans le "Net 20"), exprimant ainsi que s'il a vendu à
(très) bon prix, il a peut-être vendu trop tôt.
Déjà
en 1997...
Les toutes premières négociations ont démarré
il y a deux ans et demi. A l'époque, c'est la Fnac
qui se montre intéressée. Luigi Gropallo, le
patron de Novalis, avec qui Patrice Magnard est associé,
a prisla tête de la branche vente en ligne de la Fnac.
Les pourparlers sont très avancés, au point
que les documents juridiques sont déjà prêts.
Mais un petit différend dans les desiderata de part
et d'autre, plus l'arrivée de François-Henri
Pinault à la tête de la Fnac, font capoter l'opération
pour peu de choses. Depuis l'été 1998, Patrice
Magnard voit défiler de nombreux industriels, entrepreneurs
du Net ou capitaux-risqueurs dans son bureau, tous intéressés
par le rachat d'Alapage. Il mène parallèlement,
quasiment jusqu'à son terme, le processus d'introduction
en Bourse. Dans la dernière ligne droite, Patrice Magnard
négociait avec trois acheteurs, seuls restés
en lice, et finalisait son entrée à la Bourse,
afin de lever 200 millions de francs.
Les
raisons de la vente
Mais s'il n'a jamais voulu vendre, pourquoi a-t-il vendu?
Sa décision se fonde sur la conjonction de différents facteurs,
qui, ajoutés les uns aux autres, le font finalement "craquer".
Un mauvais souvenir tout d'abord, celui de la vente du groupe
familial en 1995 à Albin Michel dans de mauvaises conditions.
Patrice Magnard ne voulait plus avoir à se répéter sans cesse
"j'aurais dû, j'aurais dû". "L'indépendance à
tout prix, j'ai vu ce que cela pouvait donner".
La gestion de la croissance de sa société ensuite. Jusqu'à
récemment, la recherche de financement occupait 90% de son
temps. Une activité qu'il n'affectionne pas particulièrement
et qui de plus constitue en soi un métier à part entière.
Il ne pouvait dès lors pas assez se consacrer à son métier
de base, la construction d'un nouveau business dans les produits
culturels. La notion de
quantification des risques enfin, constamment répétée par
Patrice Magnard. Alapage employait quatre personnes en 1996,
une trentaine au début de l'année, bientôt cent. Cette croissance
exponentielle nécessitait d'importants changements de structures,
en matériel comme en équipes. Alapage n'avait toujours pas
de directeur financier, et n'avait pas encore changé ses systèmes
informatiques. La structure restait donc fragile et Patrice
Magnard ne pouvait apporter à son entreprise et à ses salariés
la sécurité ni la sérénité nécessaires. C'était un peu, souligne-t-il,
rouler dans une voiture avec du jeu dans la direction et des
freins défaillants. "Regardez l'histoire de la sonde sur Mars",
continue-t-il, "ils avaient les meilleures équipes du monde,
mais l'une avait tout calculé en centimètres, l'autre tout
en inches. Je ne voulais pas prendre ce type de risque pour
Alapage". Et, continuant à filer des métaphores automobiles,
il conclut sur ce point: "Je préfère arriver deuxième aux
24 heures du Mans que d'exploser en Formule 1 pour un problème
technique". Le tout pour dire qu'à mesure que le risque allait
en grandissant, Patrice Magnard tendait à privilégier un risque
moindre, s'adosser à un grand groupe.
Une
pression permanente
A cette conjonction d'obstacles normaux s'ajoutait pour Patrice
Magnard l'amicale pression des collaborateurs, soucieux de
ne pas le voir presque physiquement "exploser en plein vol",
ainsi que la très forte pression des acheteurs. "Pour vous
donner une idée, dans les derniers jours avant la vente, tous
les jours ma messagerie de téléphone portable était saturée.
Je recevais plus de trente appels quotidiens. Et le fait d'opposer
une fin de non recevoir ne calme pas forcément le jeu. Je
n'ose à peine imaginer ce que c'est que d'être une très belle
femme
". Et ce stress permanent que Patrice Magnard a connu
avant les négociations, il ne voulait pas le décupler avec
une introduction en Bourse. "Pour la Bourse, on en était très
proches, nous n'avions plus qu'à appuyer sur le bouton. La
note COB devait être validée, de même que les comptes par
les commissaires. Mais alors que j'étais déjà saturé, rajouter
une couche supplémentaire avec la folie de l'introduction,
les road-shows dans les capitales européennes, cinq heures
de sommeil par nuit, les obstacles, la pression de la COB,
de la presse, et de l'état du marché boursier, était-ce bien
raisonnable? A partir du moment où j'avais d'autres solutions,
il fallait arbitrer. C'est ce que j'ai fait".
Les
petites choses qui font le succès
Reste deux questions: pourquoi l'attention
s'est-elle focalisée sur Alapage, et pourquoi Patrice Magnard
a-t-il finalement cédé à France Télécom?
Sur le premier point, le PDG d'Alapage revendique clairement
sa position de leader, loin devant les autres. Et sa connaissance
du marché. "Cela fait douze ans que je connais ce marché,
et le minitel m'a apporté une grande connaissance des petites
choses qui font le succès". Il souligne les systèmes d'affiliation,
lancés en 1988/1989 sur Minitel sous le nom de re-routage.
Plus deux ou trois petites recettes simples.
Par exemple, pourquoi le nom Alapage à l'origine ? "Nous voulions
être en tête sur le MGS [le guide des services minitel,
NDLR]. Après, nous avons choisi Alapage.com, pour affirmer
clairement notre vocation Internet et pour donner simultanément
et clairement notre adresse". "Regardez par exemple Livres
en ligne, poursuit-il, ils se sont lancés à peine six
mois après nous. Mais d'abord il n'étaient ni numéro un ni
deux sur les annuaires et, en plus, leur nom de domaine était
tombé dans les oubliettes du web. Livres-tiret-en-tiret-ligne?
Où met-on le tiret, livres au singulier ou au pluriel?
Cela paraît idiot, mais avec des détails comme cela vous perdez
80% de clients sans même vous en rendre compte".
Et France Télécom? Au début de l'année 1999, des américains
étaient intéressés par Alapage. Certains d'entre eux -Patrice
Magnard ne veut toujours pas citer de nom, mais Amazon était
sur les rangs- ont accéléré les pourparlers. "Mais leur façon
de poser leurs conditions n'allaient pas, dans la manière.
Ils fixaient leurs conditions, sans se soucier du vendeur.
On ne tombait pas d'accord et ils ne comprenaient pas pourquoi".
De l'impérialisme? "Oui, si vous mettez des guillemets, c'était
de l''impérialisme'". L'un d'eux est revenu à la charge quelques
mois plus tard, mais avec la même attitude, et la même chose
s'est donc reproduite. Il reconnaît pourtant être très proche
de l'esprit d'Amazon et de la démarche de son président Jeff
Bezos. "Mais c'est plus facile avec des français".
Au final restaient donc trois groupes, tous industriels. France
Télécom avait l'avantage d'avoir un pied dans la place au
travers d'Innovacom. "Ils étaient aux premières loges pour
surenchérir et ont fait la meilleure offre au meilleur moment".
"De plus, France Télécom est un excellent partenaire Internet.
Et ne nous racontons pas d'histoire. Au final cela reste quand
même une question de prix. Là, il se trouve que j'ai pu joindre
l'utile à l'agréable", conclut-il.
Quant à la valorisation d'Alapage -que Patrice Magnard se
refuse à commenter en chiffres- il souligne juste : "Qu'est-ce
qui fait le prix? Qu'il y ait des gens pour vendre et des
gens pour acheter. Si je prends des sociétés
comparables, en Allemagne ou en Grande-Bretagne, non, ce n'est
pas très cher. Et puis le contexte n'est pas le même, l'économie
d'Internet n'est pas comparable à l'économie traditionnelle.
Dans un an, je vous parie que l'on dira, 'quel imbécile ce
Magnard, il a tellement mal vendu'. Le temps le dira et peu
importe. Faire d'Alapage.com le numéro un et loin devant,
c'est tout ce qui m'importe".
Patron
et investisseur
Et maintenant? Patrice Magnard reste à la tête d'Alapage et
doit gèrer son déménagement à Ivry-sur-Seine (94). Il a acquis
une sorte de "dimension d'expert" et semble sollicité pour
de nombreuses conférences et interviews. Il commence aussi
à regarder de près certains investissements. Ses critères
de jugement? "Le feeling. Il faut que le projet apporte un
vrai plus, il doit toucher une clientèle très large et être
très simple. Plus encore, il doit pouvoir se faire sans dépendre
d'intervenants extérieurs. Le Cercle de la Librairie n'a pas
voulu nous céder sa base de données? Qu'à cela ne tienne,
nous avons fait notre propre base. Ce que je veux dire, c'est
qu'il ne faut pas dépendre d'autorisations, il faut savoir
garder son indépendance". [Rémi
Carlioz, JDNet]
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