Quel est votre parcours
professionnel personnel ?
François
Roche : Je suis journaliste économique et financier
depuis 1974. J'ai travaillé notamment à "La
Tribune" et à "L'Expansion" dont
j'ai dirigé les rédactions. Auparavant, j'ai travaillé
à la bourse et dans la gestion de portefeuille.
Estimez-vous
que le système boursier est profondément injuste ?
Je ne suis pas certain que la justice ait grand
chose à faire avec la bourse et plus généralement
avec les mécanismes financiers. La bourse est un
système de recyclage d'épargne et obéit à des règles
propres avec laquelle la justice n'a pas grand chose
à faire. Plutôt que de justice, il faudrait parler
d'éthique.
Pour quels analystes financiers
avez-vous du respect ?
J'ai du respect pour les analystes financiers qui
ont su braver les directions générales d'entreprise
et leur propre hiérarchie pour émettre des avis
indépendants. J'ai du respect pour les analystes
qui osent recommander un titre à la vente, en dépit
des pressions ou des conséquences qu'ils encourent.
Vous avez des noms à nous donner ?
Je n'ai pas de noms précis à vous donner mais les
profils dont je vous parle sont tout de même assez
nombreux, surtout depuis que le problème de l'indépendance
des analystes financiers a été soulevé. Souvenez
vous que c'est un analyste financier du Crédit Lyonnais
qui a, pour la première fois, osé évoquer l'hypothèse
du départ de Jean-Marie Messier de la tête de Vivendi.
Quelle est la hiérarchie
de responsabilités selon vous dans l'affaire de
la bulle Internet, banquiers, analystes, investisseurs,
journalistes, épargnants, patrons... (j'ai pas mal
perdu sur Liberty Surf personnellement).
Elle est difficile à établir. Dans l'ordre, je dirai
que les créateurs de la bulle sont ceux qui ont
voulu transformer l'Internet en une source de profit
rapide. Il s'agit évidemment de certains patrons
d'entreprises du Net et de ceux qui les ont financés.
Certaines introductions en bourse étaient à
la limite de la bienséance et de la raison mais
la perspective de gains rapides, quelques jours
de cotation, a poussé banquiers, investisseurs et
dirigeants à "embellir" la mariée.
Le journalisme sur Internet,
ça a un sens pour vous ?
Bien sur. Internet est un média, et des journalistes
peuvent fort bien y faire leur travail, comme dans
une rédaction "papier".
Que pensez-vous d'un organisme
comme la COB ? Le gendarme de la bourse est-il réellement
neutre ?
C'est une question difficile. Force est de constater
que durant la bulle Internet, la COB n'a que très
rarement attiré l'attention des épargnants sur les
risques inhérents à certaines introductions en bourse
par exemple ou plus généralement sur les critères
d'évaluation des sociétés. Elle n'a que peu sanctionné.
Pour sa défense, on peut dire qu'elle ne dispose
pas de moyens extraordinaires. Mais la COB n'est
pas dans la logique de la SEC aux Etats-Unis qui
a décidé de réagir de façon extrêmement forte depuis
quelques mois en imposant de nombreuses sanctions
financières et en ouvrant beaucoup de dossiers comme
celui de la réglementation des fonds spéculatifs
par exemple. La COB a adopté une attitude beaucoup
plus timide, ce qui soulève des questions.
En outre, la COB va cesser d'exister en tant qu'organisme
indépendant et va faire partie de la nouvelle Autorité
des marchés, créée en juillet dernier dans le cadre
de la loi sur la sécurité financière.
Vous avez un portefeuille
d'actions ? Vous avez beaucoup perdu ces dernières
années ?
Je n'ai pas et je n'ai jamais eu de portefeuille
d'actions. Je me le suis interdit dès que j'ai travaillé
dans la presse économique et financière.
Selon vous, Messier mérite-il
ses indemnités ?
Je ne le pense pas. Même s'il peut être compréhensible
qu'un patron débarqué touche une indemnisation,
celle proposée à JMM me paraît extrêmement élevée
. Il est clair que la transparence dans l'information
financière de Vivendi a failli et que l'on ne sait
pas très bien encore comment les anciens dirigeants
de Vivendi ont géré leur portefeuille de stock-options.
Pensez-vous qu'il faudrait
supprimer la bourse ? Est-ce vraiment utile à l'économie
?
Franchement, on peut se poser la question, surtout
si le comportement des marchés n'évolue pas. Je
note d'ailleurs que de plus en plus d'entreprises
moyennes décident de se retirer de la cote. Pour
autant, le marché des capitaux est le fondement
même de l'économie de marché. Quels moyens aurions
nous de recycler l'épargne des ménages et quels
moyens auraient les entreprises de financer leur
développement ? La question me paraît davantage
d'essayer de revenir à la vocation première de la
bourse, procurer aux entreprises des ressources
pour leur croissance et proposer aux épargnants
une association en capital à ces mêmes entreprises,
dans une optique de moyen terme.
Quel jugement portez-vous
en tant que pro sur l'"affaire" du Monde ? (Péan/Cohen/Schneidermann...)
Le droit d'inventaire existe. Je ne vois pas pourquoi
on ne pourrait pas enquêter sur le journal "Le
Monde". Je ne prononce pas sur le fond du livre
mais sur le principe. Dans l'affaire Schneidermann,
je pense que la direction du "Monde" a
commis une erreur en le licenciant, même si je trouve
que Schneidermann en fait beaucoup dans les médias.
Tout le monde parle de
récession économique et d'une éventuelle reprise
pour le premier semestre 2004 ? La faute à qui ?
RTT, euro... ?
Les récessions économiques ont de multiples causes.
La plus générale : l'activité économique mondiale.
1991 et 1992 se sont caractérisées par un ralentissement
de la demande d'investissements des grandes entreprises
américaines ce qui s'est répercuté dans beaucoup
de secteurs, notamment dans les télécommunications.
Concernant l'Europe, les blocages à la croissance
sont nombreux et bien connus : fort endettement
public, importance des administrations, protection
sociale coûteuse. S'y ajoute aujourd'hui la baisse
du dollar qui pose un problème à de nombreuses entreprises
exportatrices. Concernant la RTT, il faut se garder
des jugements hâtifs. Je note que le Medef n'est
pas le plus ardent défenseur d'une abrogation de
la loi. Si l'on rallonge la durée du travail, il
faudra augmenter les salaires...
Quel est votre meilleur
souvenir journalistique ?
Heureusement j'en ai beaucoup. Les meilleurs souvenirs
pour moi sont ceux que j'ai conservés des équipes
avec lesquelles j'ai travaillé à La Tribune et à
L'Expansion. Sinon, ce sont les nombreux reportages
que j'ai effectués, notamment en Russie et dans
les anciens pays du bloc communiste.
Faîtes-vous partie des
"initiés" que vous dénoncez ?
En partie, oui. Mais il y a plusieurs degrés dans
l'échelle des initiés et les journalistes se situent
presque au bas de l'échelle, juste devant le grand
public. Ils n'apprennent que rarement de grands
secrets.
Finalement, quels placements
conseilleriez-vous aujourd'hui à un cadre très moyen
qui voudrait mettre un peu d'argent de côté ?
Je ne suis pas un spécialiste de la gestion de l'épargne.
Je me poserai seulement quelques questions : aurais-je
besoin de cet argent à un terme plus ou moins rapproché
? Si je mets cet argent en bourse, aurais-je les
moyens de suivre mon portefeuille et d'éviter de
rester piégé avec du papier qui baisse. Quelle
est la tendance économique générale ? J'aurais tendance
à privilégier la sécurité et la liquidité.
Est-ce que vous avez déjà
prévu un autre livre ?
Oui, je suis en train de travailler sur la Russie
pour tenter d'expliquer la transition entre l'économie
centralisée et l'économie de marché et les raisons
pour lesquelles la Russie est dans une voie assez
surprenante concernant le pouvoir et l'argent.
Estimez-vous que le pouvoir
économique a pris le pas sur le pouvoir politique
?
J'en suis totalement convaincu. Les détenteurs du
vrai pouvoir se recrutent dans les milieux économiques,
grands patrons, financiers, gestionnaires de capitaux.
Le pouvoir politique a abandonné progressivement
les voies de contrôle avec la politique de dérégulation
et de privatisation engagée depuis une bonne vingtaine
d'années dans à peu près tous les domaines.
Votre livre, n'est-ce pas
un peu cracher dans la soupe ?
Je ne vois pas de quelle soupe vous parlez. J'essaie
de comprendre et d'expliquer la façon dont fonctionnent
vraiment les marchés et de mettre en lumière les
mécanismes profonds auxquels ils obéissent.
Web is dead, isn't it ?
I don't think so. Web is alive and will prosper.
It just needs time.
Que pensez-vous des thèses
de Noam Chomsky sur la propagande assurée par les
médias au service du pouvoir ?
L'indépendance de la presse, que l'on croyait acquise,
reste le grand combat des années qui viennent. Même
aux Etats-Unis, on a vu une grande partie de la
presse prendre fait et cause pour la politique de
Bush en Irak. En Russie, Poutine rogne chaque jour
de plus en plus sur l'indépendance des médias et
impose une censure de fait notamment en ce qui concerne
la Tchétchénie. En France, force est de constater
que de nombreux médias sont aujourd'hui détenus
par des groupes industriels et financiers.
Clearstream perd ses procès
contre le journaliste Denis Robert. C'est une bonne
nouvelle ?
C'est une bonne nouvelle puisque cela prouve que
le travail d'investigation de Denis Robert n'a pas
pu être pris en défaut.
Avez-vous lu "Nos délits
d'initiés" de Guy Birenbaum ? Votre essai est-il
dans la même lignée ?
Si j'ai bien lu Birenbaum, il s'indigne
du fait que les vérités sont cachées à l'opinion
sur un grand nombre de sujets. C'est la même chose
sur les marchés financiers, mais mon livre est davantage
une analyse qu'une dénonciation et je ne désigne
pas de coupables ad hominem.
Fi System, Cyrano, etc...
Pensez-vous que la COB a joué son rôle en acceptant
des sociétés aussi jeunes sur des marchés nouveaux
(pour en pas dire immatures) ?
Probablement oui, même si les procédures
d'introduction au second marché sont moins sévères
que pour le marché officiel. Mais beaucoup d'intermédiaires
avaient intérêt à introduire des sociétés en bourse
et se sont accommodées de dossiers très contestables.
A L'Expansion (ex-groupe
VU), vous avez eu du mal à couvrir l'ère Messier
?
Finalement, pas tant que cela. Je dois dire que
L'Expansion a toujours préservé une certaine prudence
vis-à-vis de Vivendi Universal. Mais je confirme
qu'il n'est pas aisé pour un journal de parler de
son actionnaire principal.
Il y a un an, j'ai acheté
une valeur (Alcatel) que tous les analystes / journalistes
mettaient aux nues. Puis, badaboom, 90% de perte
en quelques jours, bizarre non ?
C'est effectivement bizarre et cela illustre une
constante des marchés financiers, la recherche de
ce que les anglais appellent le "greater fool",
celui qui achète lorsque les "initiés" vendent.
La réduction sur Alcatel a été invraisemblable,
mais depuis le titre a repris des couleurs.
Estimez-vous que le système
boursier financier peut éclater avec le mouvement
altermondialiste ?
Je ne crois pas que le système financier soit sur
le point d'éclater. Mais il sera soumis à des pressions
de plus en plus fortes sur des questions de bon
sens. Le rapport entre le développement durable
et la logique financière à court terme qui me paraît
être le point clé de ces prochaines années.
Expliquez-nous l'affaire
de votre précédent livre sur Pinault...
Qui sont ces éditions du Carquois exactement?
Ce n'est pas facile de trouver un éditeur pour publier
un livre qui critique François Pinault, encore que
mon livre soit exclusivement consacré aux entreprises
de François Pinault et qu'il ne s'agit aucunement
d'une attaque contre sa personne. Il se trouve que
les éditions du Carquois ont été créées par un ami
de longue date qui cherchait un premier manuscrit
et qu'il a accepté le mien. Les Editions du Carquois
vont publier prochainement un autre livre, consacré
à la fusion entre le Crédit Agricole et le Crédit
Lyonnais, écrits par deux journalistes de l'Agefi,
un journal détenu par le groupe Pinault. Et d'autres
sont à venir.
Combien gagne aujourd'hui
un journaliste lambda ? Est-ce un métier d'avenir
?
Oui, le journalisme est un métier d'avenir. Mais
ce n'est pas un métier où l'on fait fortune. Le
besoin d'informations hiérarchisées, expliquées,
commentées ne se tarira pas et l'on aura toujours
besoin de vrais professionnels pour faire ce travail.
C'est bien gentil ces constats
après coups, mais je me demande TOUJOURS pourquoi
personne ne s'alerte des dérives au moment MEME
où elles surviennent...! Votre avis ?
Au moment de la bulle Internet, beaucoup de voix
se sont élevées pour dénoncer l'irrationnel du comportement
des marchés. Mais dans les périodes d'euphorie boursière,
le porteur de mauvaises nouvelles est ignoré, cela
se vérifie à toutes les époques et notamment en
1929. En outre, je souligne dans mon livre le comportement
grégaire des marchés et leur axiome "il vaut
mieux se tromper ensemble que d'avoir raison tout
seul".
Si vous prônez la transparence,
pouvez-vous nous indiquer combien êtes-vous rémunéré
sur chaque exemplaire de votre livre vendu ?
Les contrats d'édition sont toujours à peu près
les mêmes pour les auteurs peu connus comme moi
: 8% du prix de vente public du livre.
Y a-t-il désormais des
garanties en France en matière de sécurité financière
?
Je pense que les dérives les plus spectaculaires
vont s'arrêter. La loi de sécurité financière n'est
pas très contraignante mais les investisseurs vont
se montrer de plus en plus vigilants sur la question
de l'information financière. Mais il faudra juger
cela sur le moyen terme. Que se passera-t-il lorsqu'une
nouvelle bulle se formera ?
Que pensez-vous des actions
du FMI qui fait plier des pays entiers, sous la
houlette bienveillante des USA ?
Les logiques du FMI sont celles de l'économie de
marché. En ce sens, il véhicule une logique libérale
qui ne peut pas convenir à tous les pays. Le FMI
devrait se poser des questions sur un certain nombre
d'échecs spectaculaires, l'Argentine, la Russie
(où son action n'a pas empêché le développement
de la corruption).
Quelle est la morale de
toute cette histoire ?
Depuis une vingtaine d'années, l'industrie financière
est devenue la mère de toutes les industries. Les
logiques de rentabilité se sont imposées. La gestion
du temps s'est raccourcie. Il y a peu de chances
pour que ces logiques changent de façon spectaculaire
dans le moyen terme. C'est un monde que nous n'aimons
pas vraiment mais c'est celui qui s'est construit
sous nos yeux sans que personne ne cherche véritablement
à en trouver la logique profonde et surtout la façon
dont les non initiés pouvaient y avoir une place.