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Un triumvirat à la tête de l'entreprise

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Eric Schmidt
Depuis Henri Fayol, les théoriciens du management insistent sur l'unité de commandement, "règle, dit l'auteur de l'Administration industrielle et générale, d'une nécessité générale et continuelle, dont l'influence sur la marche des affaires est au moins égale à celle de n'importe quel principe : si elle est violée, l'autorité est atteinte, la discipline compromise, l'ordre troublé, la stabilité ménacée…" Jamais, au grand jamais un spécialiste du management ne leur aurait recommandé de mettre au sommet de leur organisation une structure tricéphale tant elles ont mauvaise réputation depuis longtemps. Qui ne se souvient du désastre que furent les triumvirats de l'Antiquité romaine ? C'est bien pourtant ce qu'ils ont fait lorsqu'ils ont recruté Eric Schmidt, un spécialiste du management, à la demande de leurs investisseurs. Plutôt que de lui donner tous les pouvoirs, de lui confier la gestion et de se réserver la technologie ou la vision, comme cela se produit dans tant de start-up, ils ont créé une direction à trois têtes.

Tous les témoignages concordent : cette structure fortement contre-indiquée a joué à plusieurs reprises un rôle déterminant et positif. Elle est assez insolite pour qu'on s'y attarde un instant.

Son efficacité paradoxale tient pour beaucoup, sans doute, à sa capacité à mettre un frein au développement excessif des egos de dirigeants qui ont très bien réussi. Le narcissisme est l'un des défauts mignons des chefs d'entreprise, surtout de ceux qui, partis de zéro, créent de véritables empires. En les poussant à rechercher des positions d'influence, l'amour de soi contribue d'abord à leur succès, mais il peut aussi les amener à prendre leurs désirs pour des réalités et à commettre de grosses erreurs. Dans une structure tricéphale, celui qui est tenté de se prendre pour Dieu est vite rappelé à l'ordre par ses collègues.

Cette structure permet également de revenir plus rapidement sur une erreur. Un homme seul à la tête d'une entreprise hésite toujours à corriger les décisions qu'il a prises même s'il apparaît qu'elles étaient malheureuses. Il est difficile d'avouer que l'on s'est trompé, surtout lorsque l'on a construit son autorité sur le charisme et l'infaillibilité du chef. Parce qu'il dilue les responsabilités (on ne sait jamais qui a vraiment pris la décision contestée), le triumvirat facilite les marches arrières.

Cette structure multiplie les points de vue, les visions et rassure investisseurs et clients qui ont le sentiment d'avoir, au sommet de l'entreprise, un responsable qui comprend et partage leurs préoccupations. Les actionnaires de Google attendent d'Eric Schmidt qu'il défende leurs intérêts, tandis que les utilisateurs mettent leur confiance dans la capacité de Brin et Page à résister aux pressions des marchés.

Elle modifie, enfin, les rapports de force au sommet de l'entreprise : une direction à trois têtes résiste mieux aux pressions qu'un homme seul. En acceptant ce dispositif de contrôle mutuel, ce contrôle par leurs pairs, Brin, Page et Schmidt se sont libérés de ceux que les marchés d'un côté, la technostructure, le management et les experts de l'autre, exercent sur les directions générales dans la plupart des grandes entreprises où aucune décision n'est prise qui n'ait été au préalable longuement préparée par des spécialistes. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, en acceptant de se plier à ce contrôle mutuel, les trois hommes ont gagné en liberté et desserré toutes ces contraintes qui, sous couvert de réduire les risques et d'introduire la rationalité dans les prises de décision, brident les dirigeants des entreprises d'une certaine taille et les mettent sous le contrôle de leurs propriétaires, collaborateurs et conseillers. Ils ont gagné en liberté. De cette liberté dont ils avaient besoin pour construire une entreprise qui n'hésite pas à violer les règles classiques du management.

Sous couvert d'améliorer les performances de l'entreprise, toutes les réflexions sur les systèmes de gouvernance accentuent les contrôles sur les dirigeants et limitent leurs marges de manœuvre. Les dirigeants de Google ont su trouver une formule qui leur conserve de larges marges d'autonomie tout en les mettant à l'abri de quelques-uns des défauts les plus fréquents chez les dirigeants dont celui qui consiste à s'entourer de collaborateurs dociles. Est-elle applicable ailleurs ? Rien n'est moins sûr.

© Une Révolution du Management : le modèle Google, MM2 Editions, 2006.
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