Par
Benoît
Tabaka,
du
cabinet d'avocats Landwell & Partners.
NB : cet article a fait
l'objet d'une
première publication sur Juriscom.net
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"Tu ne céderas pas à la
tentation de décrire un état idéal des choses en imaginant
transfigurer le monde par la seule grâce du verbe normatif.".
Ainsi commençait le décalogue à l'usage du législateur
rédigé par un certain Solon, haut-fonctionnaire et dont
le texte a entraîné de très vives réactions de la part
de plusieurs parlementaires [25].
Dans le domaine des sondages électoraux, il semblerait
que ce premier précepte soit hélas applicable compte
tenu de la réforme actuellement en cours de discussion
devant le Parlement. Suite à une décision de la Chambre
criminelle de la Cour de cassation en date du 4 septembre
2001 [26], le ministre de l'Intérieur a présenté
au Conseil des ministres le 16 janvier 2002, un projet
de loi tendant à réformer rapidement le régime juridique
applicable à la diffusion, commentaire et autres analyses
de sondages électoraux avant le scrutin.
Seulement,
l'analyse du texte et de son potentiel contrôle par
le juge des élections ou le juge judiciaire nous conduit
à conclure à son inefficacité. Actuellement, le régime
de la diffusion des sondages en période électorale est
gouverné par les dispositions de la loi n° 77-808 du
19 juillet 1977 relative à la publication et à la diffusion
de certains sondages d'opinion. Son article 11 précise
que "pendant la semaine qui précède chaque tour de scrutin
ainsi que pendant le déroulement de celui-ci, sont interdits,
par quelque moyen que ce soit, la publication, la diffusion
et le commentaire de tout sondage tel que défini à l'article
1er". La loi pose donc un régime d'interdiction pure
et simple de la diffusion, du commentaire ou de la publication
de tout sondage en relation avec une élection, applicable
à l'ensemble des acteurs, et cela pendant la semaine
qui précède le premier tour du scrutin. En cas d'infraction,
l'auteur s'expose à une amende de 75.000 euros.
Au milieu des années 1990,
l'arrivée d'Internet dans les foyers mais également
au sein des administrations ou des entreprises a particulièrement
bouleversé l'application de ces dispositions. En effet,
au travers de la Toile mondiale, une nouvelle vie a
pu être donnée aux sondages électoraux. Tout d'abord,
il s'agit d'une diffusion beaucoup plus large aussi
bien sur les sites Internet des organismes de sondages,
mais également sur les sites d'informations et d'actualité
(Le Monde, Le Parisien, etc.
) voire sur la multitude
des pages personnelles. Internet est également à l'origine
de la création de nouveaux services comme ces sites
proposant de réaliser des enquêtes notamment en matière
électorale. Face au développement de ces types de sites
Internet d'enquêtes d'opinions, la Commission des sondages
a attiré l'attention des acteurs.
L'autorisation
jurisprudentielle
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Dans un communiqué en date
du 20 février 2001, l'organisme de surveillance a invité
les médias à la plus grande prudence, les enquêtes réalisées
ne répondant à aucun des critères techniques et scientifiques
devant présider à la réalisation des sondages. Tel est
le cas, par exemple, des internautes visitant ce type
de sites qui ne peuvent constituer un échantillon représentatif,
sélectionné dans les règles de l'art. La Commission
a donc invité les médias à ne pas présenter ces résultats
comme des sondages et a souhaité que leur diffusion
s'accompagne de précaution "de nature à souligner les
limites de leur fiabilité et à relativiser leur portée".
Seulement, ces recommandations ne sont applicables qu'aux
médias et en aucun cas aux sites réalisant et publiant
ces enquêtes d'opinions susceptibles de créer une confusion
dans l'esprit de l'e-électeur.
Grâce ou à cause d'Internet,
ce régime juridique de la diffusion des sondages électoraux
a connu un important contentieux qui a trouvé sa conclusion
à travers une décision de la Chambre criminelle de la
Cour de cassation en date du 4 septembre 2001. Dans
le cadre des élections législatives de 1997, le Parisien
avait commenté pendant la période interdite un sondage
diffusé par le quotidien suisse la Tribune de Genève
dans son édition papier et électronique. Saisi par le
Président de la Commission des sondages, le garde des
Sceaux a engagé la responsabilité pénale du directeur
du journal.
Dans un premier temps,
le Tribunal de grande instance de Paris a relaxé le
prévenu par un jugement en date du 15 décembre 1998
[27] en estimant que l'interdiction édictée par
la loi de 1977 était incompatible avec les articles
10 et 14 de la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l'homme et des libertés fondamentales. L'article
10 offre à toute personne la liberté d'expression qui
comprend la liberté de recevoir ou de communiquer des
informations, sans considération de frontière tandis
que l'article 14 prohibe toute discrimination fondée
notamment sur la fortune, la naissance ou toute autre
situation.
La
discrimination Internet
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Le juge de première instance
a estimé dans sa décision que l'interdiction "n'apparaît
plus compatible avec la liberté de donner et de recevoir
des informations sans considération de frontière, ni
avec le principe d'égalité des citoyens devant la loi".
En effet, relève-t-il, "dès lors que les sondages, publiés
à l'étranger en toute légalité, sont connus, grâce aux
moyens actuels de communication et notamment grâce à
Internet, par des milliers d'électeurs français, l'interdiction
de diffusion de ces informations par les médias nationaux
pendant la semaine précédant le scrutin ne constitue
plus une mesure nécessaire dans une société démocratique
pour assurer la liberté des élections et la sincérité
du scrutin, mais aurait au contraire pour effet de créer
une discrimination entre les citoyens, au regard du
droit à l'information".
Le TGI de Paris a donc
pris en compte dès 1998, l'impact d'Internet sur le
régime des sondages électoraux. A un moment où le nombre
d'accès commençait à se développer, une véritable discrimination
se creusait entre les personnes connectées et celles
exclues de la source d'information que constitue la
Toile mondiale. Par ailleurs, à côté de cette appréciation
d'une certaine discrimination, le juge estime au final
que le droit à l'information est lui-même atteint puisque
les citoyens français sont interdits de recevoir une
information.
Saisie en appel, la Cour
d'appel de Paris dans un arrêt en date du 29 juin 2000
n'a pas suivi la position adoptée par le juge de première
instance. Elle a condamné les journalistes sur le fondement
d'une totale compatibilité entre les dispositions nationales
de la loi de 1977 et celles de la Convention européenne.
Selon elle, "les techniques modernes de communication
(en particulier Internet et le Minitel), qui ne connaissent
pas de frontière, permettent de contourner la prohibition
légale dans la mesure où des sondages réalisés à l'étranger
peuvent aisément parvenir à la connaissance des citoyens
français, cette circonstance - qui milite en faveur
d'une harmonisation de la législation sur les sondages
au plan européen - n'est pas de nature à caractériser
une discrimination au sens de l'article 14 de la Convention".
Il s'agit là d'une solution totalement logique.
Le
principe de la liberté d'expression
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L'argument fondé sur la
discrimination n'est pas pertinent dans ce cas précis.
Ce n'est pas la législation qui crée la différence de
traitement mais l'absence d'équipement. Vis-à-vis de
l'article 14 de la Convention européenne, le juge a
eu raison d'affirmer qu'aucune incompatibilité ne pouvait
être relevée. Mais, là où se situe le point intéressant,
c'est à propos de l'article 10 de la Convention. Dans
son arrêt en date du 4 septembre 2001, la Chambre criminelle
de la Cour de cassation a mis fin à cette distorsion
de position entre les juridictions inférieures. La juridiction
suprême a annulé, sous le visa de l'article 10 de la
Convention européenne, l'arrêt de la Cour d'appel de
Paris.
Plus précisément, la Cour
a relevé qu'aux termes de cet article, toute personne
a droit à la liberté d'expression. L'exercice de ce
droit, qui comprend, notamment, la liberté de recevoir
ou de communiquer des informations, ne peut comporter
de conditions, restrictions ou sanctions prévues par
la loi que lorsque celles-ci constituent des mesures
nécessaires, dans une société démocratique, notamment
à la protection de la réputation ou des droits d'autrui,
pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles
ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir
judiciaire. La solution qui aurait pu être adoptée,
aurait été de se dissimuler derrière l'exception prévue
au deuxième alinéa de l'article 10 à savoir la protection
des droits d'autrui. La Cour d'appel de Paris avait
interprété cette notion comme impliquant la sauvegarde
des droits des citoyens dont la réflexion personnelle
doit être sauvegardée, et celle des candidats pour qui
le scrutin doit être incontestable.
Cette appréciation s'éloigne
du sens véritable de l'exception qui doit être interprétée
strictement. La référence à la protection des droits
d'autrui doit permettre aux Etats d'édicter des législations
prohibant toute diffusion de contenu discriminatoire,
diffamant ou insultant et non, leur permettre, de restreindre
la diffusion d'informations. En conséquence, la Cour
de cassation - revenant à une lecture plus juste de
l'article 10 de la Convention - a estimé que l'interdiction
édictée par la loi de 1977 instaure "une restriction
à la liberté de recevoir et de communiquer des informations
qui n'est pas nécessaire à la protection des intérêts
légitimes énumérés par l'article 10". La juridiction
suprême s'est donc fondée sur les deux aspects de la
liberté d'expression pour prononcer l'incompatibilité
: l'article 10 permet à toute personne notamment aux
journalistes ou candidats d'émettre des informations,
mais également le même article permet aux citoyens de
recevoir des informations.
Les
sondages électoraux et l'atteinte à la sincérité
du scrutin
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Cette double facette prive
d'effet, en pratique, l'interdiction. Les journalistes,
mais également, les candidats peuvent donc diffuser,
commenter ou analyser tout sondage électoral et ceci
à tout moment de la campagne même pendant la semaine
précédant chaque tour de scrutin. De même, les citoyens
sont en droit d'être les destinataires de ces sondages.
Seulement, cette liberté d'expression retrouvée grâce
à l'arrêt de la Cour de cassation a suscité des réactions
- notamment du Conseil constitutionnel chargé du suivi
et du contrôle des prochaines élections législatives
et présidentielles, de la Commission des sondages et
du Conseil supérieur de l'audiovisuel - en faveur de
la réinsertion d'une interdiction. Le but affiché n'est
pas de limiter de nouveau la diffusion de l'information
ou sa réception par les électeurs, mais plutôt de protéger
le candidat en raison d'une particularité propre au
droit électoral.
Dans le cadre du contrôle
du déroulement des élections, le juge électoral (Tribunaux
administratifs, Conseil d'Etat, Conseil constitutionnel)
prend une attitude ouvertement objective dans l'appréciation
des éléments qui ont pu influencer les électeurs, modifier
le résultat et donc entacher d'irrégularités le scrutin.
Ces éléments peuvent aussi bien être le fait du candidat
[28], de ses partisans [29] ou de manière
générale de toute personne physique ou morale [30]
sans aucun lien avec l'un des prétendants. Dans le cadre
de l'appréciation des motifs qui peuvent conduire à
estimer que des irrégularités ont été réalisées, le
juge prendra en compte aussi bien celles commises volontairement
par le candidat que, celles ayant influencé les électeurs
et accomplies en dehors de son contrôle. Tel est le
cas notamment des sondages électoraux.
Par une décision du 23
janvier 1984 [31], le Conseil d'Etat a annulé
une élection au motif que "la diffusion dans la commune,
pendant la semaine précédant le scrutin, d'un tract
présentant les résultats d'un sondage d'opinion qui
étaient favorables à la liste constituée par la municipalité
sortante a été faite en violation des prescriptions
de l'article 11 de la loi du 19 juillet 1977 relative
à la publication et à la diffusion de certains sondages
d'opinion et a été, dans les circonstances de l'affaire,
de nature à altérer la sincérité du scrutin". La simple
diffusion d'un sondage est susceptible, aux yeux du
juge, de modifier le comportement de l'électeur, de
modifier le résultat du scrutin et, en conséquence,
d'altérer sa sincérité.
En quoi un sondage relatif
à un scrutin peut-il altérer la sincérité du scrutin
et intrinsèquement modifier le comportement des électeurs
? Les illustrations apportées sont systématiquement
les mêmes : un sondage pronostiquant la nette victoire
d'un candidat peut inciter des électeurs à l'abstention
s'ils estiment que leur vote sera sans effet sur l'issue
du scrutin. De même, la situation respective des candidats
apparaissant dans un sondage peut conduire des électeurs
notamment indécis à se déterminer en faveur d'un candidat
ou en sa défaveur. Ainsi, dans le cas où le sondage
fait état de prévisions d'écart très faible entre des
candidats, celui-ci est susceptible de modifier le résultat
final voire de faire basculer une majorité. Ces éléments
de pure prospective sont hélas difficilement quantifiables
et naturellement variables suivant le contexte politique
et les écarts entre les individus, mais les juges estiment
que l'influence est "incontestable".
Lire la suite
Notes
:
[25] En effet, le texte, d'abord publié dans une
revue juridique (Les petites affiches, 10 janvier 2001),
a été repris sur le site Internet du Conseil constitutionnel.
L'intervention de M. Bernard Roman, député et président
de la Commission des lois de l'Assemblée nationale a
conduit l'institution à le retirer de son site Internet.
A ce jour, l'identité de Solon n'est pas connue officiellement.
[26] Cass. Crim., 4 septembre 2001, Amaury c/ Ministère
public, n° 00-85.329.
[27] TGI Paris, 17e Ch., 15 décembre 1998, Procureur
de la République c/ M. Amaury.
[28] A titre anecdotique, il est possible de citer
le cas d'une élection annulée car un des candidats,
directeur d'un établissement hospitalier, avait conduit
au bureau de vote les aveugles de l'établissement (TA
Amiens, 21 juin 1977, Elections municipales de Quinquempoix).
[29] On peut citer le cas d'une élection annulée
en raison de la présence, dans les bureaux de vote,
de personnes revêtues de maillots portant une inscription
manifestant leur intention de voter pour l'un des candidats
(CE, 2 mai 1990, n° 108783, Elections municipales de
Terre-de-Bas).
[30] Tel est le cas de l'affaire dite du Vrai Journal,
émission diffusée en clair sur Canal Plus. Le Conseil
constitutionnel contrôlant une élection législative
partielle l'avait annulée au motif qu'au cours d'une
séquence parodique diffusée le jour du scrutin, la chaîne
avait incitée fortement les électeurs à voter contre
le Front national (CC, décision n° 98-2552 du 28 juillet
1998, AN Var).
[31] CE, 23 janvier 1984, Elections municipales
d'Etampes.
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