Patricia Lamotte (Commission européenne) "Bruxelles désire doubler en 4 ans la part de l'e-commerce dans les ventes de détail en Europe"

La Commission européenne place de grands espoirs dans le numérique pour tirer la croissance de l'Union. Livraison, paiement, fiscalité... Voici comment elle souhaite lever les barrières entravant l'e-commerce transfrontalier.

JDN. Vous êtes la représentante de l'unité "Services en ligne" de la direction générale Marché Intérieur et Services de la Commission européenne. Quelle est votre vision du commerce électronique européen ?

Patricia Lamotte. La maturité du secteur n'est pas encore atteinte à l'échelle de l'Union. A eux trois, la France, le Royaume-Uni et l'Allemagne pèsent 70% du marché e-commerce, alors qu'ils représentent moins de 45% de la population des 27. De grandes disparités demeurent donc. En outre, seuls 10% des cyberacheteurs européens réalisent des achats transfrontaliers.

La Commission désire agir sur le secteur car ce potentiel inexploité nuit à la croissance de l'UE. Si d'ici 2020 nous n'avons pas réussi à développer l'e-commerce transfrontalier et à créer un véritable marché numérique unique, cela pourrait nous coûter pas moins de 4 points de croissance. Ceci alors que nous sommes désespérément en recherche de croissance ! En outre, les entreprises qui vendent en ligne croissent plus rapidement, embauchent davantage et vivent plus longtemps que les autres. Bref, l'objectif est clair.

Quels sont les principaux freins que vous constatez en matière d'e-commerce transfrontalier ?

Il en existe toute une série, mais les deux principaux relèvent de l'accès à l'information et de la livraison. Les petites entreprises ne sont pas toujours très bien informées au niveau national. Dès lors, vous imaginez combien il est complexe pour elles de gérer 27 régimes différents... Quant aux problématiques de livraison et en particulier le coût élevé de l'expédition à l'étranger, elles constituent une barrière trois fois plus importante à la vente transfrontalière que les questions de langue, selon une étude menée fin 2011 par FreshMinds auprès des plus gros vendeurs professionnels européens d'eBay.

Sur quels grands axes la Commission européenne travaille-elle pour lever les obstacles ?

Le chantier de la livraison constitue l'une de nos priorités majeures. Une consultation publique sera lancée à l'automne sous la forme d'un livre vert, l'objectif étant de voir comment améliorer la situation. Par exemple, quelles solutions devons-nous proposer pour abaisser le coût de la livraison transfrontalière ? Faut-il favoriser l'accroissement de la concurrence, prendre des dispositions réglementaires, mettre en place une certification dédiée, améliorer l'interopérabilité des codes-barres pour permettre une traçabilité au niveau du continent ? Pendant 10 à 12 semaines, entreprises, Etats et consommateurs auront la possibilité de s'exprimer. Puis la commission analysera leurs contributions et annoncera d'ici l'été 2013 des décisions politiques.

De même, nous procédons actuellement à l'analyse des réponses à un livre vert visant à améliorer les infrastructures de paiement, processus qui aboutira à une série de décisions à la fin 2012. C'est long, mais il est absolument nécessaire de consulter toutes les parties concernées. Plus largement, vous pouvez vous reporter à notre plan d'actions sur le commerce électronique et les services en ligne, publié en janvier 2012.

Quels objectifs la Commission s'est-elle fixés en termes de progression de l'e-commerce européen ?

Aujourd'hui, l'e-commerce représente 3,4% des ventes de détail en Europe. Nous voulons doubler cette part à horizon 2015. Plus largement, la "filière Internet" pèse actuellement 3% du PIB européen. C'est déjà beaucoup, puisque c'est plus que l'énergie ou que l'agriculture, ou bien encore l'équivalent du PIB du Canada. Mais là aussi, nous voudrions doubler cette part d'ici 2015.

Ce sont évidemment des objectifs ambitieux, lorsque l'on considère le temps des institutions européennes, beaucoup plus lent que le temps des entrepreneurs. Qui plus est, nous ne sommes que 30 000 collaborateurs à la Commission, 55 000 lorsqu'on intègre le Parlement, dont beaucoup de traducteurs, à comparer avec plus de 50 000 à la Mairie de Paris ou 200 000 à Bercy : autant dire que nous sommes en réalité une petite administration, dotée d'un budget limité. C'est aussi la raison pour laquelle le volet législatif ne peut pas être notre seul plan d'actions. Nous travaillons donc également sur d'autres axes, comme la rédaction de guides.

Quels autres textes concernant l'e-commerce sont actuellement dans les tuyaux législatifs européens ?

Nous vérifions premièrement que les nouvelles dispositions ne créeront pas de nouveaux obstacles. En ce qui concerne les textes déjà adoptés, nous suivons de près la transposition en droit national de la directive sur les droits des consommateurs adoptée l'an dernier : nous organisons des groupes de travail et des échanges de pratiques, nous donnons des orientations et des éclairages si nécessaire et enfin nous contrôlerons la bonne transposition du droit.

Par ailleurs, des négociations sont actuellement en cours entre le Conseil et le Parlement sur trois sujets touchant la vente en ligne. La protection des données et la résolution des litiges, qui donneront lieu toutes deux à des règlements et seront par conséquent directement applicables sans transposition, et enfin le droit européen des ventes. En la matière, nous voulons créer un cadre juridique commun, qui ne sera qu'un instrument optionnel, posant des bases communes pour les différents éléments qui composent un contrat commercial.

Par ailleurs, la DG Concurrence veille à l'application des règles de concurrence, par exemple au respect des règles de distribution sélective. Les lignes directrices, qui ont un peu plus d'un an, visent à ce que ces règles soient utilisées pour ce qu'elles devraient, mais ne soient pas prétexte à créer de nouvelles barrières en étant employées abusivement.

Comment percevez-vous le lobbying que mènent à Bruxelles les grands groupes américains tels que Google, Amazon ou eBay ?

La Commission est par tradition ouverte au lobbying : l'Europe ne peut en aucun cas prendre des décisions de façon isolée. Notre porte est donc toujours ouverte à ceux qui le demandent. Mais il est vrai que la culture du lobbying et les moyens qui lui sont consacrés ne sont pas les mêmes dans tous les Etats. Les acteurs anglophones sont très présents et très actifs. Pour compenser et afin d'écouter toutes les parties prenantes, il nous appartient donc de nous rendre nous-mêmes dans les Etats. En particulier pour y rencontrer les PME, puisque les petites entreprises sont au cœur de la problématique européenne.

Où en sont les démarches d'harmonisation fiscale ?

Tout d'abord, il n'est pas d'actualité d'harmoniser les taux de TVA au delà de l'encadrement qui les met entre 15 et 25%. Se pose ensuite la question du prélèvement. Aujourd'hui, lorsqu'un cyberacheteur français achète en Allemagne, c'est la TVA allemande qui s'applique. A partir du 1er janvier 2015, ce sera la TVA du pays de consommation, dans cet exemple, la France. Ceci devrait limiter nettement les situations de concurrence - parfois perçue comme déloyale - qui découlent aujourd'hui des écarts de TVA entre Etats membres.

Par ailleurs, la Commission a envisagé de créer un guichet européen unique afin de simplifier la collecte de TVA, mais certains Etats y étaient opposés. Or pour la fiscalité, l'unanimité est requise. Nous réfléchissons donc maintenant à des mini-guichets pour certains secteurs d'activité. Enfin, suite à une consultation menée l'an dernier, la Commission conduit une réflexion sur le différentiel de taux de TVA entre les versions physiques et numériques de produits, typiquement des livres. En attendant la décision de la Commission, la France a déjà décidé de les aligner, tout comme le Luxembourg. Ce dossier est à l'examen à Bruxelles.

Comment faire progresser encore l'harmonisation fiscale ?

Logiquement, les Etats qui y sont le plus opposés sont ceux dont la fiscalité est la plus faible, qu'il s'agisse de TVA, d'impôt sur les sociétés... Donc traditionnellement le Royaume-Uni, et bien sûr l'Irlande ou le Luxembourg. Vous vous en doutez, nous ne pensons pas parvenir prochainement à obtenir l'unanimité sur ce sujet. Mais il faut garder espoir ! A ce sujet, les e-commerçants insatisfaits devraient interpeller directement ces pays et leurs acteurs, car ce n'est pas la Commission qui bloque !


Patricia Lamotte est fonctionnaire du Ministère de l'Economie et des Finances où elle a débuté comme déléguée régionale adjointe au Commerce et à l'Artisanat. Elle a rejoint la Commission européenne en 2000, avec un retour dans les services du Premier Ministre/Secrétariat Général pour les affaires européennes en 2006-2007. Elle travaille sur le commerce électronique depuis 2007.