Comment Amazon va (finalement) réussir son pari dans la mode

Comment Amazon va (finalement) réussir son pari dans la mode Après plusieurs années d'efforts vains, les initiatives de l'e-commerçant pour se renforcer sur la vente en ligne d'habillement commencent à payer.

En début d'année, Jeff Bezos annonçait qu'Amazon avait franchi la barre des 100 milliards de dollars de chiffre d'affaires en 2015 et visait désormais le double. Pour atteindre cet objectif, le leader mondial de l'e-commerce entend se renforcer sur deux univers où il n'a pas encore véritablement percé.

D'abord l'alimentaire, sur lequel le groupe travaille depuis dix ans à trouver l'équation qui lui permettra d'accéder à de gros volumes rentables. Ses deux bras armés dans ce parcours du combattant : Fresh et Prime Now. La deuxième catégorie dont il espère beaucoup est la mode, le segment le plus en croissance du Web marchand américain depuis la fin des années 2000. Or attirer les marques et les fashionistas sur sa plateforme, perçue comme un grand fourre-tout utilitaire, n'est pas non plus une mince affaire.

Un nombre de clients Mode en hausse de 29% par an

Aux Etats-Unis, c'est la crise économique de 2008 qui a poussé les consommateurs à se tourner vers les tous nouveaux sites de ventes événementielles Gilt, Hautelook et Rue La La, offrant à l'e-commerce de mode un grand coup d'accélérateur. C'est à cette époque qu'Amazon, qui commercialise de l'habillement depuis 2002, décide de s'y atteler sérieusement. En 2009 il acquiert l'e-marchand de chaussures Zappos, pour la modique somme de 1,2 milliard de dollars.

A partir de 2010, il adopte lui-même pour la mode une approche spécifique. Retours offerts, nouvelles fonctionnalités de visualisation des produits, bref, les standards des pure players de cet univers. En 2011, il lance son propre site de ventes flash, MyHabit. En 2012, il abandonne son site spécialisé dans les chaussures Endless.com (Javari à l'étranger) et ouvre sur sa plateforme la section Amazon Fashion, aux Etats-Unis comme à l'étranger. Il crée aussi un studio à Brooklyn afin de pouvoir photographier les articles dans des mises en situation lifestyle. Cependant, la plupart des marques et des créateurs snobent sa section Fashion et MyHabit ne parvient pas non plus à décoller.

Depuis mi-2015, des ambitions renouvelées

Mais Amazon est déterminé à réussir, qui plus est sur un segment que de nombreux acteurs sont parvenus à s'approprier, contrairement à l'alimentaire où la pénétration du Web reste très basse. Mi-2015, la directrice marketing d'Amazon Fashion déclare : "Nous sommes dans la mode pour le long terme. Nous y sommes vraiment investis." A ce moment, 40 des 270 millions de ses clients actifs (qui ont réalisé au moins un achat sur les douze mois précédents) ont acheté de la mode, indique le site. Mais cela n'est pas assez.

L'e-marchand multiplie donc les initiatives, en particulier pour travailler sa légitimité sur ce nouveau métier. Net-a-Porter est en quelques années devenu une autorité sur le luxe et le haut de gamme, pourquoi pas Amazon. Ces cyberacheteurs n'ont plus besoin d'être rassurés, ils recherchent avant tout un point de vue, une voix. Le géant de l'e-commerce, plutôt du genre à étoffer son offre par tous les moyens, va apprendre.

En janvier 2016, il sponsorise la deuxième édition de la Fashion Week masculine de New York. En mars, il lance une émission quotidienne de 30 minutes sur la mode, Style Code Live, et la diffuse gratuitement. C'est la première fois que l'e-commerçant propose un programme en direct. Amazon relance également The Fashion Fund, une émission sponsorisée par le syndicat américain de la mode qui met en compétition de jeunes créateurs.

Très éditorialisé, Amazon Fashion se distingue déjà du reste de la plateforme. © Amazon

En avril, il acte la fin de MyHabit. Amazon concentrera désormais ses efforts sur sa propre plateforme pour améliorer encore l'offre et l'expérience client. Sans toutefois toucher à Zappos, qui demeure indépendant. Et pour achever d’asseoir sa crédibilité, rien de tel qu'étudier soi-même le métier. En catimini, Amazon dépose sept marques auprès de l'office européen des marques et lance quatre d'entre elles tout aussi discrètement (Lark & Ro, Scout + Ro, James & Erin, Society New York, North Eleven, Franklin Tailored, Franklin & Freeman).

Autre avantage : satisfaire la demande de ses visiteurs en leur proposant une offre que les marques tierces lui refusent pour l'instant. Un travail de longue haleine, par lequel Amazon combat sa réputation de marketplace généraliste pour démontrer que les marques premium y ont aussi leur place et que les consommateurs peuvent y trouver les pièces qu'ils convoitent.

L'un des grands atouts de l'e-commerçant joue en sa faveur. Amazon Prime, qui selon le cabinet CIRP comptait 54 millions de membres en janvier aux Etats-Unis (soit 46% des foyers américains !), fournit un service d'expédition en un jour ouvré parfaitement en ligne avec les besoins de l'e-commerce de produits de luxe. Et mine de rien, Amazon maîtrise sur le bout des doigts de nombreux aspects sur lesquels butent les marques de mode elles-mêmes : il dispose d'une plateforme plus que robuste, d'un checkout parfaitement rodé et d'une logistique exemplaire de fluidité.

Certes, on n'imagine toujours pas acheter un livre ou un détergent à 5 euros puis, immédiatement après, un costume à 1 000 euros. D'ailleurs, le travail réalisé sur la section Amazon Fashion et ses landing pages montre bien que le marchand y a adopté un look & feel distinct du reste de sa plateforme.

Amazon Fashion dispose de son propre look & feel. © Amazon

Que lui manque-t-il encore ? De point de vue du branding, les marques premium ont toujours du mal à s'accommoder de celle d'Amazon, incarnation de l'accessibilité. De plus, alors que le luxe s'attache à faire oublier la transaction elle-même en transformant l'acte d'achat en accession à un certain mode de vie, Amazon œuvre pour sa part à simplifier l'achat au maximum pour devenir le site des transactions faciles. Il est donc logique que ces marques aient jusqu'ici résisté. Pour les séduire, l'e-marchand va devoir changer ses habitudes plus encore qu'actuellement.

Typiquement, les griffes exigent que l'expérience en ligne mette mieux en valeur leurs produits et leur histoire. Amazon acceptera-t-il d'adapter sa section Fashion à leurs réclamations ? Cette négociation conditionne sans doute en partie la vitesse à laquelle les marques basculeront, sachant qu'Amazon continue par ailleurs d'empiler les atouts qui font pencher la balance de son côté.

Une progression très encourageante

Les analystes de chez Cowen y croient en tous cas dur comme fer. Selon eux, Amazon Fashion constitue déjà la verticale la plus en croissance du segment "electronics and general merchandise", dont il tire 70% de ses revenus. En juillet 2015, ils voyaient l'e-marchand devenir dès 2017 le premier vendeur d'habillement aux Etats-Unis, devançant "confortablement" Macy's et Walmart. Ils prévoient pour lui un chiffre d'affaires mode et accessoires de 27,7 milliards de dollars en 2016 et de 52 milliards en 2020, rien qu'aux Etats-Unis.

Ralph Lauren fait des tests, Gap réfléchit

Cowen assure enfin que le nombre de ses clients sur cette catégorie croît depuis début 2014 de 29% par an en moyenne, tandis qu'il décroît de 3% chez Walmart et de 2% chez Target. Et la part des acheteurs d'habillement des deux distributeurs qui en commandent aussi chez Amazon se renforce trimestre après trimestre.

La progression de la firme de Seattle semble donc incontestable même si le chemin vers la domination n'est pas totalement balisé. Si la partie n'est pas très bien engagée avec les plus grandes marques, les jeunes créateurs présentent une vraie opportunité. En recherche de visibilité, ils apparaissent bien plus susceptibles qu'un Prada ou un Vuitton de négocier avec le grand méchant e-commerçant. Ils permettraient à Amazon de se créer une véritable identité dans la mode, basée sur sa capacité à les repérer et à les faire grandir. De proche en proche, les marques les plus connues finiront probablement par le considérer comme un mal nécessaire. Plusieurs d'entre elles vacillent déjà. Depuis le début de l'année, Ralph Lauren sonde le terrain en vendant des chaussures sur la plateforme. Même Gap, qui possède pourtant 2 500 magasins aux Etats-Unis, vient d'admettre y réfléchir. Pour les marques à la traîne dans la distribution physique, ignorer la locomotive Amazon va coûter de plus en plus cher.