La vague des marques direct-to-consumer arrive en France

La vague des marques direct-to-consumer arrive en France Utiliser le web pour adresser directement les consommateurs et contourner les distributeurs, une tendance en vogue qui permet à de nouvelles marques d'émerger.

Depuis cinq ans aux Etats-Unis, se multiplient les marques "direct-to-consumer", qui profitent du Web pour vendre aux consommateurs sans passer par l'intermédiaire des retailers. Les premières à avoir attiré les clients en masse (tout comme les investisseurs) sont Warby Parker dans les lunettes, Bonobos et Everlane dans la mode, The Honest Company dans les produits d'hygiène et Adore Me dans la lingerie. Le principe n'a pas tardé à s'étendre à de nombreux segments de marché : habillement, chaussures et accessoires, cosmétiques, matelas, linge de maison, alimentaire… De nouvelles approches qui désormais suscitent l'intérêt jusque dans les grands groupes. En juillet dernier, Unilever a déboursé 1 milliard de dollars pour racheter la marque de rasoirs vendus sur abonnement Dollar Shave Club. En mars, Walmart a mis la main sur l'e-marque de mode Modcloth et il serait aujourd'hui sur le point de racheter Bonobos pour 300 millions de dollars.

En France, bon nombre d'initiatives suivent le même chemin : Envie de Fraises et Sézane dans la mode femme, Edenly et Gemmyo dans les bijoux, Dymant dans la maroquinerie, Polette, Jimmy Fairly et Sensee dans les lunettes, Tediber, Ilobed et Minuit7 dans les matelas, Miliboo, Tikamoon et Mobibam dans les meubles, Juniqe dans la déco murale, Ullys, Bobbies et Parachute Caleçons dans la mode homme, Calibag dans les valises… Mais aussi toute une flopée de nouvelles marques de cosmétiques comme Baïja, Skintifique, Graine de Pastel ou Omoye, dans la stratégie desquelles le Web tient une place centrale.

Pourquoi maintenant ?

Les modèles de vente directe ne sont pas nouveaux. Alors pourquoi cette explosion aujourd'hui ? Et comment autant de nouveaux entrants parviennent-ils à se faire une place sur des verticales dominées par des acteurs traditionnels extrêmement bien établis ?

D'abord parce que les nouvelles technologies ont considérablement abaissé les barrières à l'entrée. Les entreprises qui se lancent peuvent concevoir, fabriquer, marketer et distribuer des produits à des coûts plus bas que jamais, ce qui leur permet en particulier de cibler les segments de clientèles encore sous-adressés.

Ritual est une marque DTC de vitamines. © Ritual

Ensuite, parce que le trafic en magasin étant en berne, les marques veulent y limiter leur dépendance. Le Web leur apporte un accès aux consommateurs plus simple et moins onéreux qu'un réseau de magasin. Et en court-circuitant le distributeur (voire aussi le grossiste), non seulement elles conservent la maîtrise de la présentation de leurs produits, mais elles peuvent considérablement réduire les prix faciaux et se rendre d'autant plus attractives tout en ménageant leurs marges.

Certaines ouvrent des boutiques, mais à part Warby Parker, il s'agit le plus souvent de showrooms relativement peu nombreux. Et alors que l'empilement des intermédiaires résulte souvent en un cercle vicieux de marges supplémentaires et de promotions à tout va qui brouillent l'image-prix des produits, une intégration verticale permet d'aligner la valeur des articles et leur perception par les acheteurs. Un argument fort par exemple face à la fast fashion, qui permet à Cuyana d'adopter la tagline "fewer, better things" pour ses sacs présentés comme des investissements pour plusieurs années malgré leur prix très raisonnable.

Une offre, une cible, une communauté

Par ailleurs, le Web permet d'adresser une cible particulière, même étroite, bien plus facilement qu'un magasin à la zone de chalandise limitée. Les marques web généralistes existent, mais beaucoup se font connaître pour leur approche bio, pro-femmes entrepreneures, ouverte à toutes les morphologies, philanthrope, féministe, éthique… C'est alors cette spécificité qui sert de socle à leur identité et à la construction d'une communauté de clients très soudée.

Une offre relativement peu étoffée permet aussi de produire à des coûts acceptables des contenus de qualité pour la mettre en valeur, raconter l'histoire de la marque et renforcer le lien avec les clients. Dans l'habillement, c'est aussi ce qui permet aux marques de s'aventurer en dehors du calendrier des défilés et de créer des pièces plus proches de la demande. La marque US de chaussures M.Gemi pousse le concept jusqu'à lancer de nouveaux styles tous les lundis… tout en faisant fabriquer ses modèles en Italie. Un time-to-market totalement inédit dans le luxe et qui s'applique même aux produits personnalisés. Revers de la médaille de cette agilité : le catalogue limite la portée et la pertinence de la marque, en particulier face aux distributeurs.

Catégorie Marques DTC américaines
Produits d'hygiène The Honest Company, Thinx, Lola
Cosmétiques Stowaway, Pinrose, Phlur, Glossier, Bevel, Dollar Shave Club, Harry's, Walker and Company
Matelas Casper, Simba, Tuft & Needle, Leesa, Brooklinen (linge de maison)
Mode femme Modcloth, Everlane, JustFab, Genuine People, Dôen, La Ligne, Ayr, The Arrivals, DSTLD, Naadam, Reformation, Bikyni, Siizu, Elizabeth Suzann, Bluer Denim, Wildfang, Dolls Kill, Eloquii
Mode homme Indochino, Bonobos, Frank&Oak, Trumaker, Victor Athletics, Outdoor Voices, Proper Cloth, Chubbies, Mtailor, Tucker Blair, Zovi
Mode enfant Rockets of Awesome, Primary, Lolly Wolly Doodle, Monica+Andy
Accessoires AUrate New York (bijoux), Cuyana (sacs), Raden (valises), Leonard and Church (montres), Maiyet, Warby Parker (lunettes), Baublebar (bijoux)
Lingerie ThirdLove, Lively, Adore Me, Naja, Me Undies, Tommy John
Chaussures M.Gemi, Allbirds, Bucketfeet, JustFab, Tamara Mellon, Jack Erwin, Bucketfeet

Autre avantage : les données apportées par le digital sont d'une grande aide pour les marques direct-to-consumer. Toutes les marques commencent, grâce au Web, à recueillir des données clients qui leur apprennent enfin à connaître leurs acheteurs finaux. Les marques direct-to-consumer utilisent cette possibilité à plein pour s'approprier tous les aspects de leur distribution, du marketing au SAV. Cela leur permet aussi de réduire leurs coûts de stockage, qui plus est de sur-stocks : l'offre est fabriquée presque à la demande.

Entretenir une identité forte

Les jeunes générations sont, en outre, bien moins attachées que leurs aînées à certaines marques. Au contraire, elles sont plutôt attirées par la nouveauté, surtout lorsque la marque de niche qu'elles ont débusquée leur promet un service particulièrement adapté à leurs besoins. De plus, les mécanismes d'influence ont beaucoup été chamboulés par les réseaux sociaux et les influenceurs. Dans la mesure où l'on décide d'acheter une crème pour le visage parce qu'elle a été recommandée sur un blog, plus besoin des conseils d'une vendeuse en magasin. Au contraire, la frugalité des moyens des marques web les pousse à explorer un marketing moins conventionnel et plus apte à bousculer les acteurs en place. Par définition, elles ont une personnalité et quelque chose à dire. Ensuite, des millions de dollars de budget publicitaire ne sont plus nécessaires pour "valider" leur message. Un bon buzz suffit.

Thinx, marque DTC de sous-vêtements périodiques. © Thinx

Enfin, les marques direct-to-consumer profitent des bénéfices classiques de l'intégration verticale. L'exécution est bien sûr plus ardue, mais au moins, si personne ne commercialise les mêmes produits, à commencer par Amazon, le consommateur ne les achètera pas ailleurs. Il est d'ailleurs frappant de voir que les marques direct-to-consumer se gardent souvent de vendre sur Amazon ou d'autres marketplaces. Elles s'autorisent bien quelques concept stores à la Colette ou Moma Design Store pour peaufiner leur image, quelques pop-up stores ou showrooms pour montrer leurs produits, ou quelques partenariats avec des grands magasins au moment de Noël. Mais au début, pas question de partager le contrôle du canal de vente. Il sera toujours temps ultérieurement de négocier une exposition en bonne place chez les retailers traditionnels.

Vers une recomposition des rapports de force

La poussée du direct-to-consumer laisse d'ailleurs présager une évolution de la chaîne de valeur du retail. Les distributeurs développent leurs marques propres avec encore plus d'application depuis l'avènement de l'e-commerce et du showrooming, quitte à inquiéter les marques. Celles-ci reprenant l'avantage, l'utilité première des retailers - sélectionner les produits et apporter des acheteurs aux marques - deviendra de moins en moins évidente. Le rapport de force ne basculera sans doute pas brutalement, mais les positionnements et les stratégies de chacun sont amenés à évoluer.

Un Zalando, par exemple, surveille de près les marques direct-to-consumer et, pour rester pertinent, mise sur l'accompagnement technologique qu'il fournit aux marques davantage que sur son métier de distributeur. Même Michel-Edouard Leclerc explique s'attendre à ce que les enseignes de distribution doivent remettre à niveau toute leur offre pour satisfaire les nouvelles exigences des consommateurs, que ce soit en matière de qualité, de nutrition ou encore d'environnement. Les marques direct-to-consumer sont en train de leur montrer la voie.