Les pionniers de l'Internet non latin

En arabe ou en cyrillique, quatre extensions de noms de domaine très différentes viennent d'être lancées sur Internet. Pour faire partie de ces pionniers de l'Internet non latin, les entreprises françaises doivent s'y intéresser dès maintenant.

Profonde et silencieuse, il s'agit d'une évolution actuellement en cours pour l'Internet. Cette évolution, inaperçue pour un grand nombre d'Internautes, tient presque de la révolution pour de nombreux  autres. Pour eux, il devient envisageable d'accéder à leurs sites préférés - même d'envoyer des emails - sans pour autant devoir utiliser le jeu de caractère traditionnel du Web, celui de l'alphabet latin sans accent que les anglo-saxons ont baptisé ASCII.
 
Depuis plusieurs années, des expériences ont eu lieu pour donner des accents aux noms de domaine, porte d'entrée obligatoire au réseau des réseaux. Mais malgré cela, l'exploitation complète d'une adresse Internet en caractères non latins restait jusqu'à présent impossible puisque l'extension, la partie à droite du point est, depuis la création du Web, obligatoirement en ASCII. Pour un Internaute égyptien, par exemple, il fallait donc connaître un certain nombre de caractères latins pour exploiter le Web. Même si le corps de l'adresse Internet, tout se qui se trouve à gauche du point, pouvait être en script arabe...
 
Aujourd'hui, c'est de l'histoire ancienne. Sous l'égide de l'Icann, le régulateur mondial du nommage sur Internet, un programme de développement technologique a été entamé il y a quelques années. Son but : permettre l'écriture complète d'une adresse Internet en caractères non latins, extension comprise.
 
4 premiers pays  
Il y a peu, ce programme a livré ses premiers fruits concrets, avec l'insertion par l'Icann dans le système Internet (on parle de "racine") de quatre extensions non latines. Il s'agit obligatoirement d'extensions demandées par des pays, en l'occurrence l'Arabie Saoudite, les Emirats, la Russie et l'Egypte.
 
Sans surprise, la demande est forte en provenance de ces contrées où les alphabets sont très différents de l'anglo-saxon, les pays arabes donc, mais aussi des endroits comme la Chine ou la Corée, sans oublier ceux qui écrivent en cyrillique comme la Russie ou la Bulgarie. Car pour les Internautes de ces pays, utiliser l'Internet reste un parcours du combattant, les forçant à maîtriser des caractères qui sont pour eux ce que le chinois serait pour nous.
 
"Rien qu'en Egypte, on estime à 62 millions le nombre de personnes qui n'accèdent pas encore à l'Internet," précise l'Icann. "Les extensions non latines devraient aider à faire diminuer ce chiffre." Pour la Russie, ce chiffre serait de 96 millions de personnes et aux Emirats, il atteindrait les 25% de la population.

L'enjeu est donc la démocratisation du Web dans des contrées où la barrière de l'alphabet anglo-saxon est trop forte. Les quatre pionniers de l'Internet non latin ont déjà commencé à déployer leur nouveau trésor. D'après les autorités russes en charge des questions de nommage, environ 500 noms de domaine ont déjà été enregistré en .РФ depuis le début du programme de lancement de l'extension non latine demandée par ce pays (les deux caractères sont en cyrillique, leur équivalent latin est "RF" pour "Russian Federation"). Parmi les premiers sites à ouvrir, sans surprises, ceux du président et du gouvernement russe. Une mesure supplémentaire de l'importance accordée par ces pays aux extensions non latines. En Russie, comme en Chine ou dans certains pays arabes, accéder au Net avec son alphabet et dans sa langue est un enjeu national.
 
L'Icann a subi une forte pression de ces pays depuis plusieurs années pour ouvrir l'Internet aux extensions non latines. A tel point que le régulateur, d'habitude très prudent lorsqu'il s'agit de créer des nouvelles extensions, a imaginé une procédure de lancement rapide de certaines extensions non latines. Pour autant, les pays candidats doivent respecter des critères stricts car il en va de la sécurité de l'Internet.
 
Ainsi le tout premier pays à avoir demandé une extension non latine, la Bulgarie, a essayé un refus de l'Icann. En effet, l'extension demandée était le .бг, dont les caractères cyrilliques étaient considérés comme visuellement trop proches de l'extension historique du Brésil, le .BR. Le risque de confusion pour l'utilisateur de l'Internet était trop fort. "L'Icann n'avait d'autres choix que de refuser ce dossier," avoue en coulisse l'un des artisans du .РФ russe. "Nous-mêmes avions prévu dans un premier temps de demander la translitération exacte de notre extension nationale latin, le .RU, comme extension non latine. Mais nous nous sommes aperçus que cela aurait donné une extension visuellement trop proche des deux lettres PY, qui sont celles de l'extension du Paraguay. Nous nous sommes donc rabattues sur la translitération du .RF."
 
Opportunités et risques 
L'Internet frôle aujourd'hui les 200 millions de noms de domaine enregistrés. Une croissance incroyable pour un système à l'origine pensé avec beaucoup moins d'ambition ainsi que des utilisateurs peu nombreux et ayant tous un vocabulaire commun. Aujourd'hui, tout sépare l'Internaute français de son homologue chinois ou égyptien. Tout, sauf une volonté commune d'accéder facilement à un contenu sur le Net. C'est pour cela que la sortie d'extensions non latines est un événement. Au moment où les économistes s'accordent à dire que la croissance mondiale viendra des "pays émergents" comme la Chine ou l'Inde, l'Internet doit s'adapter.
 
Rod Beckstrom, le PDG de l'Icann, a d'ailleurs assisté personnellement aux lancements des extensions non latins égyptiennes et des Emirats. "Cinq des dix langues les plus utilisées sur Internet ont des alphabets non latins, le chinois, le japonais, l'arabe, le russe et le coréen" a-t-il rappelé lors de la cérémonie égyptienne. "Cela représente 647 millions d'Internautes. Nous estimons en plus à 310 millions le nombre d'Internautes dont la langue maternelle, bien que hors du top 10 de l'Internet, n'utilise pas l'alphabet latin."
 
Sans l'obligation de maîtriser les 26 lettres de notre alphabet pour aller sur Internet, ces millions de personnes vont enfin pouvoir surfer en version originale. Gageons que très rapidement, ils en viennent à préférer les adresses écrites dans leur alphabet, plutôt que de se forcer à en apprendre un autre.
 
Economiquement, il serait sot de sous-estimer l'ampleur de ce nouveau phénomène. Le potentiel de captation de nouveaux Internautes offert par les extensions non latines est gigantesque. "Depuis 10 ans, le nombre de personnes parlant l'arabe utilisant l'Internet a augmenté de 2300%," a souligné Rod Beckstrom, toujours en Egypte. "Aujourd'hui, 45% de la population égyptienne est âgée de moins de 18 ans et l'Egypte compte le plus grand nombre d'Internautes du monde arabe, avec 18 millions d'utilisateur du Web. Avec le déploiement d'une extension arabe pour l'Egypte, mais aussi pour l'Arabie Saoudite et les Emirats, nous nous attendons à voir ce chiffre augmenter."
 
Entreprises pionnières
Pour les entreprises françaises présentes à l'étranger, il est impératif de ne pas passer à côté de ce phénomène. Il leur convient  de rester attentif aux opportunités, et aux risques, apportées par les extensions non latines.
 
Ces extensions étant nouvelles, les bons noms sont encore tous à prendre. Imaginez un fabriquant de produits de beauté implanté dans les pays arabes. Il est indéniablement utile pour lui de s'adresser à ses clients par le biais de noms de domaine en arabe. Pour es noms de ses produits peut-être, mais aussi des termes plus génériques comme la traduction arabe de "beauté" ou de "cosmétique" par exemple... Les premiers à profiter de cette possibilité inédite de parler aux Internautes dans leur langue seront certainement très appréciés et augmenteront leur capital sympathie auprès de leur public. Les Internautes qu'ils ciblent leur seront reconnaissants de leur faciliter la navigation sur leurs sites.
 
Les abus potentiels ne doivent pas être négligés pour autant. Prenons en exemple le cyrillique, dont certaines lettres, nous l'avons vu, sont visuellement proches des nôtres. Les marques françaises doivent faire attention à ne pas voir leurs noms usurpés ou détournés par des petits malins cherchant à exploiter ces similitudes. Là aussi, le conseil d'un expert du nom de domaine sera utile pour savoir comment se prémunir, et identifier, les éventuelles attaques.
 
Saisir l'occasion
Parce que la réservation et l'exploitation d'adresses Internet 100% non latines diffèrent fortement du Web que nous avons connu jusqu'à aujourd'hui, il faut l'appréhender dès maintenant. Car demain, l'Internet sera à l'image de notre monde, aussi global que régional, aussi personnel qu'universel, aussi communautaire que sans frontière. Ceux qui seront restés sur un Web exclusivement latin se retrouveront face à un public restreint. Les autres seront en communication directe avec toute une génération d'Internautes pour qui l'anglais ne sera plus un passage obligé, ou subi.