Entre intégristes et séparatistes

L'industrie du nom de domaine comporte deux principaux types d'acteurs : les distributeurs et les revendeurs. Les premiers gèrent une extension (comme le .FR ou le .NET), les seconds la commercialisent auprès des consommateurs. Mais aujourd'hui les frontières se brouillent, chacun voulant exercer le métier de l'autre, créant ainsi tensions et distorsions.

Lorsque Switch, l'entité chargée de gérer l'extension suisse .CH, a annoncé la création d'une filiale pour vendre ces mêmes .CH directement aux utilisateurs, le réseau des bureaux d'enregistrement de noms de domaine helvétique a crié "hors jeu". Au point de porter l'affaire en justice.
 
Lorsque les acteurs d'un même canal de distribution commencent à s'attaquer devant les tribunaux, on sent que quelque chose ne tourne peut-être pas rond. C'est le cas pour ce qui est des noms de domaine. Pour comprendre, rappelons d'abord que les fonctions de registre (l'entité détenant le monopole sur l'exploitation d'une extension Internet) et de registrar (le "bureau d'enregistrement", parfois appelé "prestataire", fonctionne comme un revendeur de l'extension auprès des consommateurs) sont souvent séparées. Le registre ne vend pas de noms au public, les registrars ne gèrent pas l'extension des noms qu'ils commercialisent.
 
Le modèle américain 
Cela n'a pas toujours été le cas. Les us et coutumes du nommage sur Internet se sont forgés aux Etats-Unis, au gré du développement des extensions génériques et principalement le .COM. Depuis toujours, on se réfère en effet au .COM pour essayer de déterminer les modèles de distribution à adopter. Or, dans un premier temps, une société commerciale (Network Solutions) assurait à la fois la gestion du .COM et sa commercialisation. Pas vraiment juste, puisque Network Solutions avait, de fait, les pleins pouvoirs sur le bien le plus précieux du Net.
 
Cela a duré jusqu'en 1998... Puis l'administration Clinton a créé l'Icann, une entité de régulation dont le premier effet était de casser le monopole de Networks Solution. Douze ans plus tard, les résultats parlent d'eux-mêmes : le marché est transfiguré. Le nombre de .COM enregistrés a explosé et le prix public moyen de l'extension a fortement chuté. Enfin, une industrie entière a émergé là où, auparavant, il n'y avait que Network Solutions, puisque l'Icann a accrédité environ 1 000 registrars depuis. Des emplois ont été créés, et le client final jouit d'une offre pléthorique et très variée. Aucun doute n'est possible : séparer les fonctions de registre et de registrar semble avoir parfaitement fonctionné pour le .COM.
 
Partager équitablement une ressource nationale 
Les extensions nationales ont pris leur essor après les génériques gérées depuis les Etats-Unis. Les autorités nationales ont donc pu s'inspirer du modèle .COM pour administrer cette véritable ressource nationale qu'est l'extension de leur pays. D'entrée, le registre a donc eu tendance à être séparé du réseau de vente. Le but était d'assurer une exploitation équitable et juste de l'extension. Effet collatéral intéressant pour les gouvernements : comme aux Etats-Unis, autoriser la création de registrars a suscité la naissance  d'une industrie, avec tous les bénéfices économiques qui en découlent. De plus, le milieu concurrentiel dans lequel évoluent les registrars les amènent à rivaliser d'ingéniosité pour attirer et conserver leurs clientèles. Il en résulte, comme sur le .COM, des offres très variées, propres à satisfaire tous les types de clients tout en favorisant l'accès aux noms de domaine du pays, et donc à l'Internet, pour sa population.
 
Mais cette équilibre ne peut fonctionner que si le registre, qui jouit d'une position unique et sans concurrence, ne vient pas lui-même jouer sur le même terrain que ses registrars. Dans le cas contraire, les cartes se brouillent. Comme le registre tire généralement la globalité de ses capacités d'investissement de la vente de noms de domaine aux registrars, non seulement il se met en position de les concurrencer mais en plus il le fait avec leur argent !
 
Le réseau suisse contre son registre 
Pourtant, la tendance pointe vers  un effritement des frontières entre les registres et les registrars. Le cas suisse en est un exemple flagrant. La filiale créée par Switch (appelée "Switchplus") est un registrar, tout simplement. "De nombreux clients de domaine de Switch souhaitent depuis des années que soient également proposés des services d'hébergement," explique le registre, qui a donc répondu en créant un bureau, qu'il détient à 100%, pour vendre au public.
 
Voilà donc un concurrent direct pour les registrars membres du réseau de vente de Switch, qui n'ont guère apprécié. Certains ont porté l'affaire devant la justice en 2009, obtenant en référé le blocage de la filiale. Switch n'en est cependant pas resté là, et a obtenu gain de cause devant un tribunal de commerce. Dans un communiqué daté du 11 juin 2010, l'entité se félicite de cette victoire et ne cherche même pas à nier l'envie d'aller sur un terrain que son statut de registre semblait lui interdire : "Switchplus propose des services qui ne sont pas possibles dans le cadre de l'activité réglementée de Switch : l'enregistrement de noms de domaine et l'hébergement Web et Mail."
 
On se retrouve donc, sur une même extension, avec une entité qui intègre les deux fonctions, registre et registrar, au lieu de les séparer afin d'assurer une gestion impartiale et équilibrée. L'avantage certain d'un registre-registrar face aux autres acteurs du marché n'est pas sans rappeler les situations inconfortables de quasi monopole de certains opérateurs téléphoniques. Des monopoles qui ont depuis été supprimés de bon ou de mauvais gré dans de nombreux pays européens.
 
Séparation ou intégration ? 
Paradoxalement, l'histoire ne faisant souvent que tourner en rond, la question de l'intégration possible des deux principales fonctions de distribution des noms de domaine est à nouveau posée dans la sphère de l'Icann. C'est uen question d'actualité que l'on retrouve plus spécifiquement dans le programme de création des nouvelles extensions génériques.
 
Car, demain, des registrars ne voient pas pourquoi ils ne pourraient pas aider des entreprises, collectivités ou autres entités à lancer d'éventuels .CANON ou .PARIS. Là encore, l'intérêt de la libre concurrence est invoqué. Et les registrars de poser la question de savoir pourquoi les registres existants seraient-ils les seuls à pouvoir proposer leurs services aux candidats à la création d'une nouvelle extension ? En multipliant les acteurs, comme sur les noms de domaine, on augmenterait le choix et la qualité des offres pour ces clients potentiels que seraient les nouveaux gestionnaires d'extensions. Rappelons-le, dans la plupart des cas, être registre n'est pas le métier des créateurs de nouvelle extension. Ainsi, s'ils peuvent facilement et légitimement être titulaires de l'extension, assurer sa gestion au quotidien est une autre affaire. Pour cela, nombreux sont ceux qui préfèreront sans doute faire appel aux services d'un spécialiste : registre ou registrar.
 
En face, les registres font remarquer que ce qui dérange les registrars dans un cas, semble les arranger dans l'autre. A juste raison, car si les registrars demandent l'intégration des 2 fonctions pour les nouvelles extensions de l'Icann, ne doivent-ils pas aussi l'accepter sur les extensions existantes ?
 
Une réponse plus nuancée est de mise : l'intégration semble équitable si les acteurs concernés n'opèrent pas sur la même extension. Dans le cas du .CH, si le registre veut pouvoir aussi exercer un rôle de registrar, ne doit-il pas alors accepter d'abandonner son monopole de gestion de l'extension ? Sur les nouvelles extensions génériques, si les registrars veulent pouvoir intégrer la structure de registre, alors ne doivent-ils pas s'engager à ne pas commercialiser l'extension en question ?
 
Mélange des genres 
Ces questions, sur la séparation ou l'intégration des fonctions registres-registrars, et sur la meilleure façon de le faire, seront discutées à Bruxelles, du 20 au 25 juin, lors de la prochaine réunion Icann. Un groupe de travail planche d'ailleurs dessus actuellement. Il envisage de rendre ses recommandations finales en septembre. Elles pourraient former la base d'un nouveau code de fonctionnement pour l'industrie du nommage et, comme jadis avec le .COM, il pourrait inspirer les pays du monde entier à reprendre les mêmes principes.
 
Le premier principe doit manifestement être celui d'éviter un mélange des genres sur une même extension. Pour justifier celle qu'il entend pratiquer sur le .CH, Switch invoque la nécessité d'assurer sa propre pérennité. "Etant donnée que l'activité du service d'enregistrement des noms de domaine, réglementée par l'Etat, est limitée à 2015, Switch apporte avec Switchplus une importante contribution à l'assurance de son avenir." Mais en passant de la séparation des fonctions à leur intégration 5 ans avant l'heure suisse, le registre helvétique ne saisit-il pas là un avantage concurrentiel injuste face à son réseau de vente ?