Le développement du big data signe-t-il la fin des études marketing ?

Pour bien saisir l'enjeu, encore convient-il de rappeler la définition trop souvent galvaudée de ce que recouvre le terme de Big Data.

Le Big Data, que l'on peut traduire par données massives en Français, désigne des corpus de données qui deviennent à ce point volumineux que les méthodes de stockage dans des bases de données, les processus de codage et les algorithmes de traitement des données habituellement utilisés (en particulier par les instituts d'études de marché) deviennent inopérants pour en extraire le sens. Le Big Data est inhérent à une croissance exponentielle des données stockées qui suivent la loi dite des 3V (volumes, vélocité et variété). Or, si le coût d'acquisition et de sauvegarde semble diminuer, les coûts d'analyse augmentent considérablement, sans parler même des difficultés techniques et méthodologiques auxquelles sont confrontés les analystes.
Pour autant, je ne partage pas l'opinion de ceux qui pensent que le Big Data signifie la fin des études marketing telles que nous les connaissons aujourd'hui. Le métier sera-t-il appelé à se transformer ? Oui, certainement. A disparaître ? Non, je ne le pense pas.
Rappelons en tout premier lieu que les études marketing ont déjà affronté bien des (r)évolutions dont elles sont sorties sinon grandies, en tout cas renforcées : la généralisation des données de panels, la croissance des études longitudinales, l'intégration des données d'achats aux données d'usage, la modélisation prédictive, etc. Dans les années 1990, la révolution des PC et le remplacement des progiciels d'analyses de données par des logiciels de statistiques ont accompagné une première révolution dans le traitement de masse des données. Les acteurs majeurs de la profession (en tous cas, les meilleurs d'entre eux) ont à chaque fois surfé sur ces (r)évolutions.

Pourquoi ne seraient-ils pas de nouveau les acteurs les mieux placés pour gérer le changement qui se profile ?

En réalité, l'expertise des instituts d'études est appelée à muter mais est loin d'être obsolète dans le nouveau contexte dessiné par l'explosion des données. Si les réels besoins d'exploitation qui se posent nécessitent des solutions technologiques qui restent encore pour partie à inventer, donner du sens et faciliter l'appropriation par les managers des enseignements que dessine la donnée consommateur fait appel aux qualités et à un savoir-faire que nous mettons en oeuvre quotidiennement pour le compte de nos clients :
  1. Une capacité à cerner les enjeux de la représentativité qui conditionne la capacité à généraliser sans biais les résultats observés à l'ensemble d'une population.
    Les analyses porteront certes sur des échantillons sans commune mesure en termes de tailles avec ceux aujourd'hui manipulés, mais se poseront toujours les mêmes interrogations sur la représentativité, la qualité, la provenance, l'information contextuelle disponible sur la donnée, etc. Le traitement, fût-il exhaustif, des données d'un fichier clients, posera toujours le redoutable problème de la généralisation des enseignements ainsi retirés à l'ensemble des non clients pour comprendre les logiques de marché dans leur ensemble, en raison des biais évoqués ci-dessus.
  2. Une capacité à "capter" les signaux faibles (et porteurs de sens) au milieu d'un "bruit" de données parfois "assourdissant".
    Les attitudes, les opinions, les comportements sont complexes, ambigus, déroutants parfois. Dès lors, la recherche des déterminants (au sens causal), des facteurs explicatifs ou prédictifs n'en est que plus complexe. L'enjeu n'est pas ici dans la capacité à traiter les volumes de données, mais plutôt dans la capacité à mobiliser la ou les théories pertinentes pour confronter sans cesse la théorie à la réalité, par une suite d'itérations successives qui permettent d'approcher au plus près le réel. A nouveau, n'est-ce pas la démarche scientifique d'analyse que nos clients sollicitent de notre part au quotidien ?
  3. Une capacité à dépasser les enseignements tirés des données du passé pour situer nos recommandations dans une anticipation constante des changements de contexte et d'environnement.
    La principale faiblesse de la donnée cumulée, c'est qu'elle est tournée vers le passé. S'arrêter aux seuls enseignements qui en découlent, c'est pour reprendre l'expression de Pierre Servent, s'inscrire dans "l'esprit de défaite", une autre forme du complexe de l'autruche. En d'autres termes, c'est théoriser la victoire de 14-18 pour mieux préparer la défaite de 1940 !
    Je vois beaucoup de clients aujourd'hui persuadés que les données historiques dont ils disposent les arment pour comprendre l'environnement de demain sinon d'après-demain. Grave illusion, lorsqu'on songe aux écarts d'opinions, d'attentes, de valeurs, de comportements qui opposent aujourd'hui les préadolescents aux adolescents et plus encore aux jeunes adultes. Or, c'est la mobilisation de compétences pluridisciplinaires et le plus souvent qualitatives (psychologie, sociologie, ethnologie, prospectiviste, etc.) qui forme la meilleure réponse au défi ainsi posé. N'est-ce pas à nouveau la démarche des instituts les plus en pointes ?