Interview
 
15/02/2008

"La France doit mieux vendre ses idées à l'étranger et attirer les actifs immatériels"

L'auteur de Netbrain, Planète numérique, annonce l'entrée des nations dans l'ère de l'économie de l'immatériel. Internet et la capacité à échanger des connaissances gratuitement deviennent la vraie puissance économique. La France a-t-elle adopté la bonne attitude face à ces enjeux ?
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Denis Ettighoffer
 
 
  • Auteur de Netbrain, Planète numérique - Les batailles des nations savantes (éditions Dunod)
 

JDN. Quels sont les principaux enjeux posés par cette nouvelle économie de l'immatériel que vous décrivez dans votre livre ?

Denis Ettighoffer. Ce grand phénomène, l'arrivée de nos nations dans ce que j'appelle l'économie quaternaire, ou économie des nations savantes, signifie que les actifs immatériels deviennent aussi importants, voire supérieurs en valeur aux actifs matériels. Le cartésien se demandera à quoi correspond cette valeur : il s'agit en fait d'une économie du désir. Un bien qui n'est plus désiré perd aujourd'hui très rapidement sa valeur, car nous sommes passés d'une logique de propriété à une logique de l'usage. Ceci a des conséquences sur les modèles économiques et sur l'importance considérable que prennent l'éducation et la formation dans nos économies. Ces changements vont par ailleurs avoir des conséquences sur les avantages comparatifs, donc les facteurs de compétitivité des nations.

 

Comment la France se situe-t-elle dans ce nouveau contexte concurrentiel ?

Nous sommes entrés dans une économie de l'immatériel, qui ne concerne pas seulement les "tuyaux" mais aussi les contenus. Les pays anglo-saxons dominent dans la commercialisation de produits et de services en ligne, alors qu'en France l'exportation de biens et services immatériels, notamment culturels, diminue depuis des années. Face à ces défis, la France doit miser sur l'enseignement supérieur, qui sera la clé de la compétitivité. Les Français ont des idées mais ils ne savent pas les vendre à l'étranger. Ce n'est pas très encourageant. La France invente moitié moins que ses concurrents. Nous ne savons pas non plus protéger notre patrimoine intellectuel, par le dépôt de brevets par exemple. Au point que je parle d'expropriation de notre patrimoine. La question que nous devons nous poser est la suivante : ne dépendons-nous pas trop des réseaux étrangers pour la commercialisation de nos savoirs ?

 

Pour vous, Internet a permis l'émergence de l'économie low cost, qui à la fois répond aux besoins des cyberconsommateurs et met les entreprises sous pression. Cette économie du low est-elle une bonne chose ?

Le phénomène low cost touche l'ensemble des activités économiques. Le low cost est une source nouvelle de pouvoir d'achat pour les consommateurs. Les individus utilisent de plus en plus Internet pour accéder à des services low cost, notamment dans le tourisme et la musique, y compris en allant les chercher à l'étranger. Le problème de la France, c'est que notre messianisme technologique n'est pas suivi d'un soutien suffisant aux industries de contenu, qui forment une grande part de l'économie low cost. Au lieu de faire des procès, il vaudrait mieux favoriser l'exportation de nos services à l'étranger. C'est vrai pour la musique, mais aussi pour les jeux en ligne, par exemple.

 

Le low cost, l'économie CtoC, le user generated content... renforcent-ils ou fragilisent-ils l'économie, au final ?

Ces phénomènes forment ce que j'appelle l'économie de basse intensité. Ce qui encourage et facilite les posibilités de médiatisations des individus savants. Sur Internet, les petits poissons dominent la mare ! Les réseaux électroniques ont réduit de manière spectaculaire les coûts de commercialisation. Une économie qui peut représenter plus de 25 à 30 % du prix d'un produit ou d'un service et dont l'effet macro économique se traduit au final par des points de PIB.

 

"L'économie coopérative", permise par Internet, est selon vous la seule capable de répondre aux attentes de la consommation mondiale. Quels sont ses avantages ?

"L'intelligence n'est pas collective, elle est coopérative"

L'économie des connaissances, c'est la coopération des intelligences dont la rentabilité découle de l'intensité des échanges. Il faut donc créer les conditions de cette coopération. Les entreprises ont beaucoup travaillé sur les moyens de coordination entre les personnels, notamment par le biais des intranets. Nous sommes passés d'une approche fonctionnelle de l'organisation à une approche relationnelle des individus qui la composent. Il faut poursuivre ces efforts et prendre la mesure de l'importance des réseaux sociaux. Sur les réseaux sociaux, la coopération se fait parce qu'il y a affinité. L'échange est un acte volontaire. C'est une économie du don. C'est pourquoi il ne s'agit pas forcément de situations gagnant-gagnant, mais plutôt donnant-donnant. Il faut bien comprendre que l'intelligence n'est pas collective, elle est coopérative. Ce phénomène est d'autant plus signifiant qu'il ne mobilise pas forcément baucoup de capital ou de stock travail.

 

Les grands leaders de cette économie de l'immatériel sont justement des entreprises dans lesquelles le capital travail n'est pas énorme vis-à-vis des profits réalisés. N'est-ce pas une mauvaise nouvelle pour le marché du travail ?

Il est certain qu'il n'y a pas d'économie d'échelle du type "plus je suis gros, plus je suis inventif". Cela a été très bien observé dans l'industrie pharmaceutique où ce sont des petits laboratoires extérieurs qui apportent les idées innovantes et à forte valeur ajoutée. Il n'existe pas de relation mécanique entre la quantité d'individus qui travaillent et la création de valeur ajoutée, surtout dans l'économie de l'immatériel. De même que le chiffre d'affaires de ces entreprises peut baisser en même temps que la marge augmente.

 

Vous préconisez que la France devienne un "paradis fiscal pour les actifs immatériels". Concrètement, quelles sont vos recommandations ?

"Une politique fiscale agressive doit inciter les entreprises à déposer leurs brevets en France"

Le rapport Jouyet-Lévy sur l'économie de l'immatériel évoque la possibilité de faire baisser jusqu'à la moyenne européenne la charge fiscale sur les actifs immatériels. Je dis qu'il faut que la France soit encore plus attractive que les autres pays européens ! Une politique fiscale agressive doit inciter les entreprises à déposer et commercialiser leurs brevets en France, à y créer leurs laboratoires de recherche. Cette politique a très bien réussi à l'Irlande, qui dispose d'un pouvoir d'achat 25 % supérieur à celui des Français. Notre problème, ce n'est pas la fuite des cerveaux, c'est qu'ils ne viennent pas !

 

Restons dans le domaine des solutions politiques. La France a choisi d'écarter la licence globale et de privilégier la riposte graduée pour lutter contre le piratage. De votre côté, vous défendez les réseaux peer-to-peer. Pourquoi ?

Je suis pour la licence européenne globale. Pourquoi ne pas interdire les couteaux dans les cuisines au motif qu'ils peuvent servir à tuer des gens ? Nous savons tous que le P2P fait partie des outils du téléchargement illégal. Mais je trouve ce débat idiot. Les hébergeurs qui affirment qu'ils ne peuvent pas surveiller les réseaux se fichent du monde. Du coup, on oublie que le P2P peut servir à autre chose que le piratage ! Il y a collusion entre contenants et contenus, cette situation arrange tout le monde. Mais au bout du compte, ils seront tous perdant-perdant, à ce petit jeu. Ceux que je plains, ce sont les auteurs, pas les éditeurs.

 

Que devient finalement l'idée de propriété intellectuelle dans cette économie des savoirs, qui à la fois accorde énormément de valeur à l'immatériel, mais aussi le dévalorise en plébiscitant le tout gratuit ?

"Je suis pour la licence européenne globale"

Rien n'à jamais été gratuit sur la Toile. Ce qui est dommage, c'est que l'on survalorise des patrimoines anciens en permettant aux sociétés d'édition de protéger plus longtemps leur droit de copyright - à l'exemple des éditeurs de films -, et que dans le même temps l'on dévalorise des patrimoines en cours de construction au prétexte qu'ils n'entrent pas dans un cadre marchand classique, comme les travaux de chercheurs ou d'intellectuels par exemples.

On est cependant en train de trouver de nouveaux équilibres. Premièrement, télécharger n'est jamais gratuit : on paye pour cela tous les mois un fournisseur d'accès. Deuxièmement, les téléchargements et les libertés d'échanger sont associés à des produits dérivés, qui rapportent autant voire plus que l'original. Par exemple, la publicité finance certains contenus gratuits. Des titres de musique disponibles gratuitement peuvent aussi servir à vendre des compilations, ou à attirer des gens en concert.

 

 
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Que pensez-vous des différents projets de taxes qui visent les fournisseurs d'accès et la publicité sur Internet ? Peuvent-ils freiner le développement de l'économie des savoirs ?

Je serais plutôt pour une autre forme de taxe, qui consisterait à permettre aux opérateurs de facturer l'accès à Internet par pallier, en fonction des quantités d'octets consommés par leurs clients. Ce qui veut dire que les internautes qui ont de gros besoins paieraient plus que les autres. Ce revenu supplémentaire irait dans les poches de l'Etat, et cela pourrait servir à financer par exemple l'accès gratuit pour les personnes démunies. En effet, je considère que l'accès aux réseaux électroniques est un bien commun. L'économie numérique doit être accessible à tous.

 


 
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Denis Ettighoffer est consultant en organisation et management, spécialisé en management stratégique des technologies de l'information.

Il est président fondateur d'Eurotechnopolis Institut, qui a pour ambition d'étudier les impacts de la diffusion des nouvelles technologies de l'information et de la communication sur la société, la compétitivité des entreprises et les façons de concevoir le travail.

Ex directeur du développement des NTIC pour Bossard Consultants, il est aujourd'hui professeur consultant du groupe IGS (Institut de Gestion Sociale).

Il est l'auteur, notamment, de Du Mal travailler au Mal vivre avec Gérard Blanc, Editions Eyrolles, 2003, L'Entreprise Virtuelle, nouveaux modes de travail, nouveaux modes de vie ? réédité par les Editions d'Organisation, 2001, Mét@- Organisations, les modèles d'entreprise créateurs de valeur avec Pierre Van Beneden, Ed. Village Mondial, avril 2000, eBusinessGeneration, les micro-entreprises gagnent de l'argent sur Internet, Ed. Village Mondial, 1999, Le Syndrome de Chronos avec Gérard Blanc, Ed. Dunod, 1998.

 



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