Pourquoi les valorisations boursières de l'adtech dégringolent

Pourquoi les valorisations boursières de l'adtech dégringolent Les cours des actions de Rocket Fuel, Tubemogul, Yume et consorts ont chuté lourdement depuis plusieurs mois. Les investisseurs ont du mal à adhérer aux projets.

Les sociétés adtech cotées en bourse filent un mauvais coton. Le cours de l'action de Rocket Fuel a chuté de 67,3% depuis début janvier. Tubemogul est à -42%, Yume à -36% et Tremor Video à -34% sur la même période. Marin Software ne fait pas mieux avec -57,9%. Ramenée à la date d'introduction en bourse de ces sociétés, la chute est encore plus vertigineuse. Rocket Fuel et Millenial Media ont perdu plus de 90% de leurs capitalisations boursières. Marin Software et Tremor Video près de 80%. Le tout en l'espace de deux ou trois ans, dans un environnement boursier certes globalement morose. Mais l'ampleur des dégâts amène à se poser des questions.

Si la bourse a toujours eu une part d'irrationnel difficile à expliquer, Quentin Molinié, directeur associé chez eCap Partner, société de conseil en levées de fonds et M&A, en appelle d'abord à la complexité d'un secteur qui ne "parle" pas forcément, de prime abord. "Une grande partie des capitaux investis en bourse aux Etats-Unis provient de particuliers qui ont parfois du mal à suivre un secteur où la sémantique et la complexité peuvent être un frein", explique-t-il. D'autant que le modèle BtoB des Rocket Fuel,  Millenial Media et Tubemogul en fait des sociétés peu connues du grand public, comparé à un Facebook ou autre Twitter.

Des modèles BtoB pas évidents à comprendre

Même du côté des fonds spécialisés, la compréhension des enjeux business peut s'avérer fastidieuse, avec des équipes d'investisseurs pas forcément prêtes à allouer le temps et les ressources pour y arriver. Le PDG de Luma Partners, Terence Kawaja, estime ainsi dans Fortune que "les investisseurs ne se concentreront pas sur ces sociétés tant qu'elles n'auront pas atteint des capitalisations boursières plus conséquentes". Et celui de Merkle, David Williams, illustre pour le même site que "vous avez des business, comme Rocket Fuel, sur lesquels les gens se posent des questions, concernant la viabilité du modèle sur le long terme. Est-ce que c'est une boîte noire ? Est-ce que les marges sont réduites à mesure que le temps passe ?".

Cours de bourse des principales sociétés adtech (en dollars)
Société 7 Oct 15

2 Janv 15

Var Jour IPO  Var Date d'IPO
Marin Software 3,63 8,56 -57,59% 16,26 -77,68% 04/13
Millenial Media  1,75 1,71 2,34% 23,5 -92,55% 04/12
Rocket Fuel 5,25 16,07 -67,33% 56,1 -90,64% 09/13
Rubicon Project 15,76 16,04 -1,75% 19 -17,05% 04/14
Tremor Video 1,9 2,89 -34,26% 9 -78,89% 06/13
TubeMogul 12,16 21 -42,10% 11,5 5,74% 07/14
Yume 3,15 4,98 -36,75% 8,97 -64,88% 08/13

Il faut dire qu'après la frénésie des années 2012 et 2013, conclues d'ailleurs par de nombreuses introductions en bourse, le marché adtech n'est pas loin de la gueule de bois, alors que la croissance du marché publicitaire online se ralentit. "Le marché de la publicité en ligne n'est pas loin d'être mature, confirme Quentin Molinié et les sociétés du secteur qui sont cotées sont en concurrence avec d'autres pans de l'économie bien plus porteurs : les fintech, les objets connectés, la sécurité informatique..."

Avec des chiffre d'affaires qui augmentent de 15 à 25% par an mais des résultat net qui dégringolent, bien souvent parce qu'elles ont "grandi" trop vite et que le moindre soubresaut a de fortes répercussions, les boîtes de l'adtech sont affaiblies. Il suffit de regarder Rocket Fuel dont le chiffre d'affaires est en hausse de 34% au premier semestre 2015 mais dont le résultat net a plongé, pour passer de -20,96 à -61,3 millions de dollars. Une performance que la stratégie d'investissement du groupe n'explique pas à elle seule.

Des sociétés qui ont peut-être tout fait trop vite

Preuve en est, Rocket Fuel a annoncé un plan de licenciement de 130 personnes (soit 11% de sa force de travail) courant avril, pour réduire ses coûts opérationnels de près de 30 millions de dollars par an. Alors même que les effectifs avaient doublé entre 2013 et 2014. D'un point de vue strictement financier, la situation n'est guère plus reluisante chez Tubemogul (-4,44 à -22,3 millions de dollars) et Yume (-8,39 à -18,1 millions de dollars) entre les premiers semestres 2014 et 2015. Marin Software réussit à réduire ses pertes, de -35,9 à -33,2 millions de dollars sur le même laps de temps, mais celles-ci restent considérables.

A ces pépins conjoncturels s'ajoute une problématique, elle, beaucoup plus structurelle. L'hégémonie grandissante de Google et Facebook sur le marché publicitaire : tous deux bassins d'audience incontournables et acteur technologiques tiers d'envergure. "Les marchés financiers ont effectivement peur de l'emprise que prennent Google et Facebook", confirme Marc Oiknine, associé au sein de la banque paneuropéenne d'affaires, Alpha Capital. Le premier est déjà omniprésent côté achat comme côté vente d'espaces publicitaires avec sa galaxie Doubleclick. Le second est ultra-outillé sur mobile, où basculent les usages, et s'apprête à lancer DSP, SSP et ad-network mobile. De quoi devenir omniprésent.

L'ombre de Google et Facebook plane sur le Nasdaq

D'autant que les deux géants disposent de données propriétaires et d'outils d'identification qui leur permettent de s'affranchir du modèle des cookies, impossible à transposer sur mobile. Ce que ne peuvent bien évidemment pas faire les autres sociétés adtech, "pour lesquelles la bascule mobile est forcément technologiquement beaucoup plus compliquée à appréhender", note Marc Oiknine. Si l'on ajoute à cela les problématiques d'adblocking et de trafics non-humains qui affectent le secteur, on peut comprendre que la pérennité des uns et des autres n'est pas évidente.

Une exception à celà : le français Criteo qui chaque trimestre annonce des performances record, en témoigne un Ebitda en hausse de 64% au second trimestre 2015 comparé à l'année précédente. De fait, le cours de l'action, bien que volatile, a augmenté de près de 25% depuis l'introduction en novembre 2013. Une exception difficile à expliquer, de l'aveu même des experts que nous avons interrogés. Quelques pistes de réflexion tout de même : une prime à la taille, avec quasiment un milliard de CA cette année, un virage mobile déjà très bien amorcé et une concurrence plutôt faible sur son créneau. "Preuve qu'il ne faut pas mettre tous les acteurs publicitaires dans le même panier", estime Marc Oiknine. 

Mais si les valorisations boursières des principales sociétés adtech ont considérablement chuté depuis leur IPO, ce n'est pas forcément une mauvaise nouvelle.  "La frénésie des années 2012-2013 a sans doute contribué à une hyper-valorisation de ces acteurs, avec des cours d'introduction beaucoup trop élevés. On peut aussi se dire qu'ils reviennent à leurs valorisations normales", explique ainsi Quentin Molinié.  Une certitude : le climat boursier devrait rapidement faciliter les rapprochements et les concentrations. "Une croissance qui ralentit, des marges qui diminuent et des géants qui ne sont pas loin du monopole… On peut dire que tous les ingrédients sont là", confirme Quentin Molinié. Le rapprochement de Millenial Media par AOL en annonce sans doute d'autres...