Pourquoi les Français ont déprogrammé le programmatique

Pourquoi les Français ont déprogrammé le programmatique A l'origine, le programmatique devait se déployer au sein de places de marché ouvertes où l'enchérisseur le plus élevé l'emportait. En France, cela ne s'est pas vraiment passé comme ça.

Le destin des négociations à l'ancienne, passées entre agences médias et régies des éditeurs, semblait, avec l'arrivée du real-time bidding, quasiment scellé. On nous annonçait alors qu'une majeure partie de l'inventaire pub online allait être basculée sur des places de marché où elle serait vendue au plus offrant, selon la mécanique de l'enchère en temps réel.

Cinq ans plus tard, plusieurs constats. Le programmatique a bien été la révolution annoncée, avec près de la moitié des chats display qui s'opèrent par ce biais en France. Mais il ne s'est pas totalement déployé comme attendu, selon la mécanique de l'enchère ouverte - open auction - au sein d'ad-exchanges ouverts aux quatre vents (et à tous). Une bonne partie de l'inventaire proposé dans l'Hexagone s'échange plutôt au sein de places de marché privées où, selon la mécanique du "private deal", agences et éditeurs ont remis en vedette les échanges de gré à gré. Des échanges qui s'opèrent grâce au deal ID, cet élément de code que l'éditeur transmet au trading desk ou à l'agence pour lui permettre d'acheter à des conditions négociées au préalable des formats plutôt premiums type habillages, bannières "expand" ou vidéos. "Une pratique qui peut représenter jusqu'à 50% du chiffre d'affaires programmatique de certains éditeurs", estime Julien Gardès, le patron de la plateforme d'achat programmatique Adform.

Rubicon Project, plateforme qui aide les éditeurs à commercialiser leur inventaire programmatique, réalisait près de 40% de ses revenus par ce biais en France en 2016. Le ratio est, selon nos informations, d'environ 30% au sein de l'inventaire d'Appnexus et 35% chez Smart Adserver. Des pourcentages qui contrastent avec ceux que l'on observe outre-Atlantique où "un éditeur dépasse rarement les 10%", selon Julien Gardès.

Booster les CPM  

Ce particularisme français tient d'abord à la taille de notre marché publicitaire online : bien plus restreint que celui d'un pays comme les Etats-Unis. L'optimisation de la valeur d'une impression programmatique est un luxe que les régies américaines, dont la priorité est de réussir à remplir toutes leurs pages, ne peuvent pas forcément s'offrir. Alors qu'en France, on vend beaucoup moins... et on est donc obligé de vendre mieux.

C'est précisément ce que permet le "deal ID", en donnant la possibilité aux annonceurs d'accéder à des impressions enrichies en data, de s'assurer d'un niveau de visibilité minimum ou 'obtenir la priorité de enchère sur une impression, par la mécanique du "first look". Autant de faveurs qui ont un coût, avec des CPM jusqu'à 5 fois plus élevés que ceux obtenus via l'open auction. La création d'Audience Square et La Place Media, les deux places de marché lancées par les principaux médias de l'Hexagone courant 2013, illustrait bien cette volonté de "premiumiser" très rapidement l'offre programmatique. Le premier réalise désormais près du tiers de son chiffre d'affaires via des "deal ID", contre moins de 20% courant 2016.

"Ne pas déshumaniser la relation acheteur-vendeur"

Au-delà de l'argument économique, son patron, Erwan Le Page, y voit "un moyen pour les éditeurs de garder une relation directe avec les acheteurs et donc de continuer à défendre leur marque de vive-voix." C'est un constat qui revient régulièrement au cours de nos échanges. Des deux côtés, une même volonté : ne pas déshumaniser la relation acheteur- vendeur… Au risque notamment de travailler avec un partenaire non désiré.

Mettre son inventaire publicitaire sur le marché ouvert, c'est s'exposer aux campagnes d'annonceurs que l'on aurait préféré éviter. "Raison pour laquelle les éditeurs qui vendent leurs habillages de homepage en programmatique le font via du deal ID", illustre Julien Gardès. L'open auction alimente les emplacements pubs… mais aussi les doutes. Le constat vaut pour des annonceurs qui sont plus que jamais soucieux de leur brand safety. Les récents déboires de ces marques ont les campagnes publicitaires ont été associées à des contenus polémiques (antisémites, incitant à la haine u faisant l'apologie du terrorisme) sur YouTube démontrent les limites de l'achat programmatique ouvert en la matière. Le ciblage d'audience, aussi précis soit-il, ne peut faire oublier les contraintes du contexte de diffusion du message de marque. Et l'achat au sein de places de marché privées, dont l'ensemble des membres est généralement connu et labellisé comme "brand safe", apparaît à ce titre comme le meilleur des garde-fous.

Une "programmatisation" du gré à gré

Valorisation de l'impression publicitaire et protection de la brand safety sont donc les deux mamelles du programmatique version "deal ID". Le patron du trading desk Tradelab, Yohann Dupasquier, y voit une mécanique vertueuse dès lors qu'elle fait se rencontrer "le meilleur des deux mondes lorsqu'il s'agit de proposer un dispositif ad-hoc, tout en ajoutant ne dimension de ciblage d'audience".

D'autres en revanche s'interrogent… "On peut parfois n'y voir qu'une version améliorée du media planning tel que le pratiquent les agences depuis plusieurs années", pointe Erwan Le Page. On s'en approche clairement lorsque les deux parties poussent les discussions jusqu'à évoquer des engagements de volume. La pratique est de plus en plus courante. "Ça permet aux éditeurs de ne pas naviguer à vue côté rentrée d'argent et d'être capables de connaître leur chiffre d'affaires prévisionnel", appelle Emmanuel Crego, le patron de la plateforme programmatique One by AOL.

La gestion de la vente de son inventaire, sa "yield optimization", peut en revanche tourner au casse-tête pour un éditeur dont l'ambition première est de tirer le meilleur CPM possible pour chaque impression… tout en respectant les engagements de livraison d'impressions qu'il a pris à côté. Quitte à parfois refuser des offres plus alléchantes en provenance de l'open auction. Pour l'acheteur, c'est l'assurance d'obtenir un reach minimum pour la campagne de son client. Chose que l'achat sur les places de marché ouvertes ne garantit bien évidemment pas. Pas vraiment étonnant dans ces conditions d'observer une véritable "programmatisation" des ordres d'insertion passés jusque-là entre agence et régie.

"A la fin du troisième trimestre, je ne ferai plus de business via les ordres d'insertion"

"A la fin du troisième trimestre, je ne ferai plus de business via les ordres d'insertion", annonce d'ailleurs Antoine Ripoche, le patron en France de Yume, plateforme d'achat vidéo. Il est tentant pour les agences traditionnelles de transférer une partie croissante de leurs achats effectués de gré à gré vers un programmatique qui est bien moins chronophage et gourmand en ressources humaines. C'est forcément un argument de poids pour celles dont les marges ont été fortement érodées depuis l'arrivée de la loi Sapin. Une situation dont elles souffrent bien plus que leurs homologues outre-Atlantique et outre-Manche. "La pression qu'elles subissent de la part de leurs clients sur les prix n'a rien à voir", de l'aveu même d'Emmanuel Crego.

Programmatiser l'achat traditionnel et transformer les ordres d'insertion en deal ID est un moyen pour ces acteurs de retrouver de la productivité opérationnelle", juge-t-il. Même son de cloche du côté d'Antoine Ripoche : "Les agences perdent moins de temps sur les tâches fastidieuses et peuvent se concentrer sur la génération d'insights à forte valeur ajoutée." Erwan Le Page s'appuie lui sur la sémantique des briefs qu'il reçoit pour confirmer la bascule d'une partie des investissements jusque-là réalisés en "gré à gré". "On reçoit de plus en plus de briefs qui ont recours à un jargon proche de celui des acheteurs traditionnels."

Les indicateurs de performance type aux de clic ou acquisition de leads sont remplacés par des problématiques de taux de couverture sur cible et de ciblage comportemental. "Pour les éditeurs, c'est l'occasion d'entrer dans les plans médias de structures qui leur étaient jusque-là interdites d'accès", estime Erwan Le Page. Mais c'est aussi parfois l'obligation d'accepter les conditions d'acheteurs dont les exigences semblent autrement plus grandes que celles des traders digitaux. Exemple du côté de la vidéo online où ce sont désormais les acteurs de l'achat TV qui gèrent le business. "Ils estiment que le standard historique de l'IAB - plus de 50% du format vu durant plus de 2 secondes - est trop pauvre et ils imposent donc aux éditeurs des critères de visibilité beaucoup plus pointus", constate Antoine Ripoche. Et de citer les normes internationales d'une agence qui, pour l'achat d'un pré-roll de 15 secondes, exige désormais 100% de la taille du player vu, l'activation du son par défaut et un taux de complétion de plus de 50% !

Les agences se restructurent en conséquence

Dans les plus grosses agences, une vraie restructuration s'opère, avec un décloisonnement de l'achat programmatique qui n'est désormais plus le fait de quelques geeks laissés dans un coin. "Dans certaines agences, les mediaplanners se mettent au trading programmatique", confirme Yohann Dupasquier, le patron du trading desk Tradelab.

La structure d'achat programmatique du groupe Publicis, Audience On Demand, n'est désormais plus une business unit qui opère en propre. L'ensemble de ses collaborateurs a été redéployé au sein des différentes agences médias du groupe : ZénithOptimedia, Starcom et autres… Premiumatic, place de marché programmatique lancée par Publicis a d'ailleurs été brandée… Starcom, historiquement agence d'achat média traditionnel du groupe, en septembre 2016.

Une offre qui couple, comme l'expliquait Souaade Agmir, alors directrice chez Starcom France, "tous les bénéfices de l'achat gré à gré (CPM, volumes et univers de diffusion premium garantis) à ceux de l'achat programmatique (transparence et déduplication des audiences)". "Pour en faire partie, l'éditeur doit être capable de garantir une grille tarifaire voire des volumes de dépenses", précise Erwan Le Page. Sans cela, difficile d'entrer dans le plan média des acheteurs de la place. 

Le "programmatique garanti" gagne en popularité

On jette ici les bases d'une offre qui gagne en popularité depuis quelques mois : le "programmatique garanti". L'achat sur les places de marché privées à des conditions négociées en one-to-one, avec l'assurance d'obtenir un volume minimum de diffusion. On n'est pas loin de l'oxymore pour un Julien Gardès qui n'est pas vraiment fan du terme et estime que "l'on s'éloigne quand même pas mal de la promesse originelle d'ouverture du programmatique."

La pratique peut être d'autant plus gênante qu'elle peut constituer un véritable cheval de Troie. Car ce peut être l'occasion pour les agences de réintégrer les achats programmatiques dans les accords globaux qu'elles passent avec les éditeurs. En clair, un moyen de négocier avantageusement les conditions de leur achat programmatique en brandissant l'argument : "Je suis un gros client". "De plus en plus souvent, les négociations portent sur des engagements qui concernent le gré à gré et le programmatique, confie un spécialiste du marché qui préfère rester anonyme. Les agences vont voir directement les régies et négocient des CPM, fixe ou floor, au regard des volumes totaux qu'elles engagent chez elles." Difficile ici encore pour l'éditeur de refuser, sous peine de ne pas faire partie du plan média programmatique.

Est-on en train de tordre la mécanique du RTB telle qu'elle a été pensée à l'origine ? Le programmatique est-il, dans sa mouture actuelle, en train de réinstaller un rapport de force favorable aux agences ? Notre expert anonyme en est convaincu et donne un dernier exemple. "Les agences mettent aujourd'hui la pression sur les éditeurs pour voir la priorité sur les enchères envoyées." Selon la mécanique du first look, elles peuvent mettre leur tag d'achat DSP directement dans le header des pages de l'éditeur concerné pour prendre les devants sur les enchérisseurs programmatiques voire sur les offres remontées par l'adserver… Et ainsi faire leur shopping avant tout le monde. Une logique qui, c'est un euphémisme, créé rarement de la valeur pour l'éditeur. "Ce concept d'agency marketplace me semble légitime dès lors qu'il s'agit de s'assurer de la brand safety. Les agences subissent une pression dingue de la part des annonceurs là dessus et c'est normal qu'elles s'organisent en conséquence. Je doute en revanche que la course au first look soit vertueuse", note Julien Gardès. Une course à laquelle les agences ne sont pas les seules à prendre part.

Criteo et d'autres pure-players du programmatique se battent eux aussi pour glaner ce droit de premier regard. Pour le patron d'Adform, l'avenir du marché, et surtout des éditeurs, est plutôt du côté du header bidding, cet outil qui permet de mettre en compétition, en temps réel, ventes directes et ventes programmatiques. "Tout le monde est sur la même ligne de départ et l'enchérisseur le plus élevé gagne", résume-t-il. Un voeux que Yohann Dupasquier formule également. "Evitons de revenir aux modes de négociation de l'Internet d'il y a 10 ans", prêche-t-il.