Pourquoi de plus en plus de médias misent sur la 1st party data

Pourquoi de plus en plus de médias misent sur la 1st party data Le New York Times, Le Figaro, TF1 ou Le Monde investissent dans la création de segments propriétaires. Un passage obligé, expliquent-ils, mais pas accessibles à tous.

Le New York Times a dit "good bye" aux apporteurs de données tierces… Depuis début juillet, le quotidien américain ne propose en effet plus de segments d'audience constitués via de la donnée collectée sur d'autres sites, la fameuse 3d party data. Il se concentre sur les segments "faits maison", nourris uniquement à partir de données récoltées au sein de son site. Au total, 45 segments d'audience constitués de six types de données (âge, revenus, emploi, démographie et centres d'intérêts) sont commercialisés. Des segments constitués grâce au travail d'une cinquantaine de collaborateurs du groupe, dont une dizaine viennent d'être recrutés. 30 nouveaux segments de ce type devraient faire leur apparition d'ici la fin de l'année grâce, notamment, à l'envoi de questionnaires détaillés aux audiences.

"99% de nos impressions commercialisées avec de la donnée concernent aujourd'hui de la data 1st party"

Le quotidien américain est loin d'être un cas isolé outre-Atlantique, où le Washington Post et Vox Media ont également pris la décision de miser sur leurs propres données. En France, des médias comme Le Figaro, TF1 et Le Monde investissent eux aussi depuis quelques années sur le sujet. Le groupe Figaro-CCM Benchmark (propriétaire du JDN) est l'un des pionniers avec un programme 1st party data lancé début 2017 grâce au financement du fonds de Google, la Digital News Initiative. "99% de nos impressions commercialisées avec de la donnée concernent aujourd'hui de la data 1st party", explique Karine Rielland-Mardirossian, directrice générale déléguée au digital chez Media.figaro. Un pôle d'une quinzaine de collaborateurs a, entre autres missions, la charge d'affiner les segments d'audience proposés aux acheteurs, via notamment des insights sur la performance de leurs campagnes.

La fin des cookies tiers

Il y a plusieurs explications à ce tropisme 1st party data. Notamment la disparition annoncée des cookies tiers qui compliquera sensiblement la tâche des brokers de data. Google a, en effet, annoncé début 2020 qu'il se donnait deux ans pour supprimer les cookies tiers de Chrome. Ces derniers ne sont par ailleurs déjà plus opérationnels au sein de Safari. "En déployant une véritable stratégie 1st party, un groupe média s'affranchit de ses partenaires dont l'efficacité sera bientôt mise à mal", résume le patron du digital chez M Publicité, Sébastien Noël. La régie du Monde lance ce mois-ci un chantier 1st party data baptisé Forecast Data. Ce dernier est en fait la déclinaison publicitaire d'un projet lancé côté éditeur, en novembre 2019, pour utiliser la donnée afin d'optimiser le parcours des utilisateurs. La régie planche sur la mise en place de modèles sémantiques pour qualifier les centres d'intérêts des utilisateurs. Il s'agit de voir quels contenus ils consultent et à quelle fréquence pour établir des segments d'audience. "Notre valeur est dans la connaissance du lecteur, précise Sébastien Noël. Nous avons d'autant moins intérêt à passer par des partenaires 3d party que ce type de donnée est de toute façon accessible côté acheteurs… et gratuit quand ils passent par la technologie de Google."

"D'autant moins intérêt à passer par des partenaires 3d party que ce type de données est de toute façon accessible côté acheteurs… et gratuit quand ils passent par la technologie de Google"

L'autre argument invoqué concerne la protection de la vie privée des utilisateurs sur le Web. En France, le RGPD introduit depuis mai 2018 un principe de co-responsabilité qui rend les médias comptables des pratiques de leurs partenaires. Aux Etats-Unis, la Californie a voté pour un texte similaire et la plupart des Etats américains, dont celui de New York, devraient suivre son exemple. Dans cette optique, le modèle black box de la plupart des data brokers, dont on ne sait pas toujours d'où provient la donnée et comment elle a été collectée, pose problème. "La traçabilité de la donnée est aujourd'hui un enjeu clé", reconnait Paul Ripart, responsable marketing produit, data et programmatique chez TF1 Publicité. C'est la raison pour laquelle son groupe n'a d'ailleurs pas fermé la porte à tous les partenaires. "Tant que l'on sait d'où provient la donnée et comment elle a été collectée, je ne vois pas d'inconvénient à travailler avec une société qui peut enrichir mes segments", explique Paul Ripart.

TF1 fait notamment appel à la base de données des AAA, pour obtenir des informations sur les automobilistes, et aux services de RelevanC, pour les acheteurs de la grande distribution. Ces deux acteurs ont en commun de permettre un croisement des bases de données via une clé de réconciliation autrement plus fiable que le cookie. Il s'agit de l'email. "Ces partenariats nous permettent d'accéder à une typologie de données que nous ne pouvons pas obtenir par nous-même", justifie Paul Ripart. Difficile en effet de savoir quelle part de l'audience de Koh Lanta consomme sans gluten, sans passer par un RelevanC. Même constat au Monde où Sébastien Noël reconnait faire encore appel à des partenaires 3d party. "Lorsqu'un acheteur nous demande de cibler les patrons de TPE et PME pour son dernier véhicule utilitaire, on est bien obligés de faire appel à un spécialiste."

"Pouvoir regarder le replay d'un Koh Lanta ou d'un Masked Singer, ça vaut bien une adresse email"

Ses homologues de Media.Figaro ont, eux, le luxe de l'autonomie, capables de travailler par eux-mêmes sur tous les types de données (navigation, CRM et même transactions) grâce à la politique de diversification de la maison-mère. "Des sites comme Ticketac et Marco Vasco nous permettent de récolter de la donnée transactionnelle, très complémentaire des données navigationnelles et intentionnistes du Figaro et de CCM Benchmark", précise Karine Rielland-Mardirossian. Toutes les régies médias ne peuvent suivre son exemple. Avoir une stratégie 1st party data implique d'avoir une audience loguée conséquente. "Cela ne marche que parce que nous avons 6 millions d'abonnés et quelques millions d'utilisateurs logués en plus car nous avons un large choix de contenu", reconnaissait la senior VP en charge de l'innovation publicitaire du New York Times, Allison Murphy.

Ce n'est donc pas une option pour les médias qui n'ont pas le reach requis. Ça ne l'est pas non plus pour ceux dont le contenu ne justifie pas que l'internaute joue le jeu, assure Paul Ripart. Si TF1 a pu se construire un petit trésor de guerre de près de 27 millions d'emails, c'est qu'il a les contenus pour. "Pouvoir regarder le replay d'un Koh Lanta ou d'un Masked Singer, ça vaut bien une adresse email", sourit Paul Ripart. Difficile d'en dire autant pour un site dont l'audience provient essentiellement de Google parce qu'il bâtonne des hard news. "Les médias qui souffrent d'une dépendance aux acteurs 3d party sont ceux qui n'ont pas investi dans du contenu différenciant", estime Paul Ripart.

En matière de 1st party data, il n'y aura de toute façon pas la place pour tous. Recourir à une telle stratégie implique en effet de nouer des accords en direct avec les principaux acheteurs pour que ces derniers puissent exploiter lesdits segments d'audience. Les plus gros devraient donc être privilégiés. "Ça serait trop fastidieux pour un acheteur de devoir travailler en direct avec des dizaines et des dizaines d'éditeurs pour utiliser leurs données", reconnait Sébastien Noël.