Quand le droit à l’oubli numérique se heurte à la liberté de la presse

Dans un arrêt récent (Civ. 1ère, 12 mai 2016, pourvoi n° 15-17729), la Cour de cassation a apporté d’utiles précisions sur l’exercice du droit d’opposition prévu par l’article 38 de la loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978, à l’encontre d’un site internet regroupant des archives de presse.

Dans cette affaire, deux frères avaient fait l’objet en 2003 d’une sanction de retrait de leurs cartes professionnelles par la commission disciplinaire du Conseil des marchés financiers. En 2006, cette sanction avait été réduite à un blâme par décision du Conseil d’Etat.

Les intéressés ont constaté, en effectuant une requête à partir de leur nom de famille sur le moteur de recherche du site www.lesechos.fr, qu’apparaissait, en premier rang des résultats, un article de presse publié dans le journal Les Echos en 2006 puis archivé sur le site Web de ce journal, relatant cette décision du Conseil d’Etat.

L’utilisation des données nominatives des intéressés sur le site des Echos avait pour effet de faire apparaître l’article litigieux en premier résultat de recherche, lorsque leur patronyme était utilisé à titre de mot clé sur Google.

Estimant ces faits préjudiciables à leur réputation, les intéressés ont assigné le journal Les Echos pour demander la suppression de leurs données personnelles du titre et du texte de l’article litigieux et /ou de tous les traitements automatisés du site Web des Echos (afin que leur noms et prénoms ne soient plus utilisés comme critères de traitement ou d’indexation au sein du site www.lesechos.fr et qu’en conséquence, l’article des Echos ne soit plus référencé en première page de Google).

Leurs demandes étaient notamment fondées sur l’article 38 de la loi Informatique et Libertés, qui autorise toute personne physique à s’opposer, pour des motifs légitimes, à ce que ses données personnelles fassent l’objet d’un traitement.

Selon les intéressés, la permanence de la publication sur internet et la facilité à y accéder par l’intermédiaire de Google portaient atteinte à leur réputation et obéraient leurs chances de retrouver un emploi dans le domaine de la finance : ils invoquaient donc un « droit » à l’oubli numérique, constituant selon eux un motif légitime au sens de l’article 38.

Les juges du fond ont débouté les intéressés de leurs demandes, au nom de la liberté de la presse : dans un arrêt en date du 26 février 2014 (RG n°12/14813), la cour d’appel de Paris a confirmé le jugement du tribunal de grande instance de Paris en date du 9 mai 2012 (RG n°11/05965) en ce qu’il a considéré que les mesures sollicitées par les demandeurs excédaient les restrictions qui pouvaient être apportées à cette liberté.

Pour aboutir à cette conclusion, les juges du fond ont d’abord affirmé que l’archivage d’articles de presse relevait de l’article 67 de la loi Informatique et Libertés - qui prévoit un régime dérogatoire en faveur de l’exercice, par les journalistes professionnels, de leur activité, en autorisant les traitements de données à caractère personnel mis en œuvre « aux seules fins d’exercice, à titre professionnel, de l’activité de journaliste ».  

Ce faisant, le seul droit opposable à l’organe de presse en cause était le droit d’opposition prévu à l’article 38 de la loi Informatique et Libertés – auquel l’article 67 susvisé ne s’applique pas - qui permet aux défendeurs de s’opposer, pour des motifs légitimes, au traitement de leurs données personnelles.

Or, les juges du fond ont notamment relevé que ni le titre de l’article - qui apparaissait en première page des résultats de recherche Google - ni l’article lui-même, n’étaient tendancieux, équivoques ou fautifs ; en outre, ils ne contenaient ni inexactitude, ni présentation déloyale ou partisane et aucun événement postérieur à cette publication n’en avait modifié la pertinence. Par suite, la demande de suppression du nom des intéressés au sein du traitement opéré par le site Web Les Echos était dénuée de motif légitime.

La Cour de cassation approuve cette solution dans son arrêt en date du 12 mai 2016 : elle confirme ainsi que le fait « d’imposer à un organe de presse, soit de supprimer du site internet dédié à l’archivage de ses articles,(….) l’information elle-même contenu dans l’un de ces articles, le retrait des noms et prénom des personnes visées par la décision privant celui-ci de tout intérêt, soit d’en restreindre l’accès en modifiant le référencement habituel, excède les restrictions qui peuvent être apportées à la liberté de la presse » .

En d’autres termes, la Cour considère que les demandeurs ne disposent pas de motif(s) légitime(s) suffisant(s) pour justifier la mise en œuvre des mesures de suppression et/ou de désindexation sollicitées, ces mesures étant de nature, au regard des circonstances relevées par les juges du fond, à porter une atteinte excessive à la liberté de la presse.

La Cour de cassation précise également que le site des Echos ne saurait être assimilé à l’édition d’une base de données des décisions de justice. En effet, rappelons que les éditeurs de bases de données de jurisprudence sont tenus d’anonymiser les décisions de justice qu’ils publient en ligne, conformément à la délibération n° 01-057 du 29 novembre 2001 de la CNIL (ce qui explique que les demandeurs aient, par ailleurs, obtenu l’anonymisation des décisions de la commission disciplinaire du Conseil des marchés financiers et du Conseil d’Etat qui avaient été publiées sur le site Web de ces institutions).

Au regard de ce qui précède, il apparaît donc difficile d’obtenir d’un organe de presse le déférencement d’un article relatant de manière objective une décision de justice.

Il est préférable d’agir directement auprès de Google pour obtenir le déréférencement d’un article de presse litigieux ; en effet, ce choix permet d’écarter l’application de l’article 67 de la Loi Informatique et Libertés et d’invoquer d’autres dispositions de la loi Informatique et Libertés, tel que son article 40, qui permet d’exiger que soient rectifiées, complétées, mises à jour, verrouillées ou effacées les données à caractère personnel qui sont inexactes, incomplètes, équivoques, périmées, ou dont la collecte, l'utilisation, la communication ou la conservation est interdite. Encore faut-il, bien sûr, que les données en cause correspondent à l’un de ces cas de figure.

Chronique rédigée par Camille Bertin & Vincent Varet, Avocats, Cabinet Passa Varet.