De l'importance d'un smart contrat social

La technologie blockchain pose les bases d'un nouveau modèle de gouvernance. Après l'ère du "contrat social", comment se préparer à l'avènement du "smart contrat social" ?

Nous avons trouvé dans l’ordre civil une nouvelle règle d’administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu’ils sont, et les lois telles quelles peuvent être : le "smart contrat social".

Qu’est-ce qu’un smart contract (contrat intelligent) ? Un simple programme autonome exécutant mécaniquement des exigences préalablement inscrites dans une blockchain. Il est donc ni plus ni moins ce "voile d’ignorance" effaçant la situation de contractants que John Rawls posait en caractéristique des sociétés justes. Et en cela, il constitue la base d’un nouveau modèle opérationnel de gouvernance et donc d’une nouvelle théorie politique.

Petit précis de philosophie blockchain  

Née de l’idéologie cypher-punk, la blockchain est une technologie initialement anarchiste et anticapitaliste. La raison d’être du bitcoin était en effet originellement de désintermédier les banques et les États. Et plus largement d’outrepasser la "main invisible" kantienne par un modèle décentralisé, plus transparent, plus accessible et donc plus humain.

Mais au-delà de ses origines anarchistes, la blockchain est rapidement devenue une religion. Et pour cause : la grande force de la blockchain, c’est de garantir l’origine et l’inviolabilité de data – tout en assurant leur décentralisation. Et en cela, elle constitue une sorte de nouveau Léviathan seulement dépossédé de son pouvoir de sanction - puisque structuré par les règles inviolables du code. Or, qu’est-ce qu’un Léviathan contrait à être juste et bon, sinon une nouvelle sorte de Dieu ? C’est de cette manière que la blockchain s’est érigée en religion avec ses meet-up devenues messes et ses "Bitcoin Embassy" en guise d’églises, synagogues ou mosquées (oui, la blockchain est alors un monothéisme !).

A partir de la "religion blockchain" se sont constituées différentes chapelles générant forks et controverses : voici notre Dieu proprement décentralisé et l’idéologie blockchain devenue polythéisme (un Dieu par usage). Mais très vite, la démocratisation de la technologie blockchain a surtout permis le développement d’une vision purement utilitariste de la blockchain : le secteur privé, réinventant le calcul félicifique de Bentham (méthode scientifique évaluant le ration atout-inconvénient), a ainsi commencé à se saisir – au cas par cas - d’une technologie alors largement désidéologisée.

Désidéologisée, la technologie blockchain devient un nouveau modèle de gouvernance dont les smart contracts, "voiles d’ignorances" - et donc de confiance - entre contractants, deviennent les lois. Voici la blockchain proposant un nouveau pacte social structuré autour de la notion de "peer-to-peer" et donc garantissant en effet que "chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant." Ce "smart contrat social" (pacte social assis sur les smart contracts), c’est bien sûr celui de la DAO (Decentralized autonomous organisation). Mais plus qu’une utopie, c’est bien d’un nouvel objet politique à l’expansion croissante dont il est question. Et dont il est donc temps de saisir la puissance ainsi que les limites.

Les trois limites du "smart contrat social"    

Si les choses sont amenées à évoluer et au-delà des sujets purement technologiques, les principales limites du "smart contrat social" sont aujourd’hui : celle de la technocratie, celle de la tyrannie du code et celle de la scalabilité. 

En 2017, rien qu’en France, le nombre d’annonces d’emploi lié au secteur crypto a été multiplié par trois - mais bien peu ont été pourvues. Et pour cause : il existe encore peu (pour ne pas dire pas) de formation à la blockchain. C’est la première limite au "smart contrat social" : parce que la blockchain n’est pas un sujet facile d’accès, elle reste aujourd’hui une technocratie. Bien sûr, les choses évoluent rapidement mais force est de constater que le volet technique est toujours priorisé, favorisant le renforcement de cette élite technocratique.

Deuxième limite : la tyrannie du code dont les problématiques ont été appréhendées de nombreuses fois par l’écosystème crypto, notamment lors des hackings de The DAO ou de Bankor. Elle repose sur le paradoxe suivant : dans un modèle décentralisé, la perte de contrôle signifie qu’en cas d’incident (hacking par exemple), c’est le modèle tout entier qui est mis à mal sans possibilité de le "réparer". De même, en cas de concentration, la technologie est fragile car elle ne permet pas de reprendre le contrôle (menace des 51%) ce qui n’est pas sans interroger à l’heure par exemple, près de 60% des mineurs de bitcoin sont situés dans un même état (en l’occurrence la Chine). 

La dernière limite du "smart contrat social" est celle de la scalabilité interne-externe. Il s’agit là d’un sujet largement débattue : les blockchains publiques ne supportent pas encore leur mise en production à grande échelle (scalabilité interne). Et elle se heurte à des frontières exogènes - notamment les régulations étatiques - qui constitue des freins à leur développement (scalabilité externe).

Vers une théorie du "smart contrat social"?  

Aucun modèle politique n’est parfait et au-delà de ces faiblesses, il ne faut donc pas rejeter pour autant les promesses du "smart contrat social". Bien au contraire, même, puisque que le "smart contrat social" donne déjà le jour à de nombreuses entreprises (en témoigne notamment l’envolée du nombre des ICO) et même à de nouveaux modèles d’états (à l’image du projet Blue Frontiers) qui illustrent le développement de ce modèle nouveau.

Pour assurer la viabilité de ce nouveau modèle de gouvernance, il est temps de faire le pont entre la technique et les usages. Autrement dit entre la technologie et les sciences humaines et sociales (philosophie, sociologie, politique, communication, droit, géopolitique...). De telles passerelles constituent le grand enjeu de la blockchain pour les prochaines années, aux côtés des développements technologiques. Il est donc temps de démocratiser la connaissance autour de ces nouveaux modèles de gouvernance afin que le "code is law" de Lawrence Lessig qui prédomine aujourd’hui cède la place à un "code the law".