Pour servir la smart city, les villes tentent d'arracher leurs données aux entreprises

Pour servir la smart city, les villes tentent d'arracher leurs données aux entreprises Open data, collaboration, coercition : d'une manière ou d'une autre, les villes veulent récupérer de précieuses data se trouvant dans le giron du secteur privé. Avec plus ou moins de succès.

Depuis qu'elles ont cerné le pouvoir que recèlent les données pour mieux comprendre leur territoire et améliorer leurs services, les villes cherchent à en obtenir toujours plus. Elles ont d'abord commencé à s'intéresser à celles émanant de leurs propres services. Puis à celles des entreprises délégataires de service public, notamment dans les transports (Kéolis, RATP, Transdev…), l'énergie (Engie, EDF) ou encore le traitement de l'eau et des déchets (Suez, Veolia).

Depuis la loi pour une république numérique (2016), ces sociétés doivent mettre en open data leurs données liées aux services publics qu'elles opèrent, qui sont considérées comme des "données d'intérêt général". Sauf que les seules données des services publics d'une ville sont loin de peindre un tableau exhaustif des flux qu'elle abrite. Le privé produit et enregistre de son côté de nombreux flux complémentaires qui intéressent les villes : réseau mobile, VTC, covoiturage, autopartage, applis de GPS, livreurs, vélos et trottinettes en free floating… Mais en l'absence d'obligation légale, comment inciter ces entreprises sans relation contractuelle avec l'Etat à partager leurs données ?

"Les entreprises sont prêtes à dealer au cas par cas des données plus riches"

Les collectivités rêvent de mettre ces données en open data, mais les entreprises ne veulent pas en entendre parler. "Ce sont des données qui ont un caractère concurrentiel et commercial, comme les analyses de flux, d'origine, de destination et de cheminement", précise Jean-Philippe Clément, administrateur général des données de la Ville de Paris. La discussion pourrait s'arrêter là. Mais en réalité, privé et public sont prêts à des compromis.  "Il vaut mieux être pragmatique et commencer par quelques jeux de données simples. Les entreprises sont prêtes à dealer au cas par cas des données plus riches", constate Cédric Verpeaux, responsable des programmes d'investissements innovants et territoriaux à la direction de l'investissement de la Caisse des Dépôts. " Et certaines villes commencent à accepter qu'il vaut mieux obtenir des données de qualité qui permettront d'améliorer leurs services sans être partageables, plutôt que rien du tout.

Open data ou troc de données ?

Fort de ce constat, des collectivités ont donc commencé à développer des mécanismes de partage de données avec des entreprises. L'un des plus emblématiques est Connected Citizens, de Waze, qui compte une trentaine de partenaires en France, dont des collectivités comme la métropole de Lille et Versailles, mais aussi des entreprises (Vinci Autoroutes, Sanef). L'appli de GPS de Google échange ses données en temps réel sur l'état du trafic et de la voirie contre des informations statiques que possèdent des collectivités (travaux, déviations…). Grâce aux signalements de sa communauté d'utilisateurs, Waze est souvent au courant d'accidents avant les autorités. Celles qui bénéficient de ce partenariat peuvent ainsi améliorer leur temps de réponse.

Pour la première fois en France, Nice a réussi à mettre la main sur des données d'Uber dans le cadre d'une expérimentation d'un service de transport public par VTC, complémentaire aux bus dans une zone mal desservie la nuit. Dans cette zone, Nice a accès aux données anonymisées de monte et de descente des clients, ainsi qu'aux trajets effectués. Ce qui lui permet de comprendre où se trouve la demande pour réfléchir à la manière d'adapter son offre de transports. "Le sujet des données a été très clairement évoqué car il est essentiel pour nous. S'il y avait un doute là-dessus, l'expérimentation cesserait," assure Philippe Pradal, adjoint au maire de Nice, en charge des transports.

Le grand défaut de ces partenariats est l'impossibilité pour les villes de rendre publiques les données acquises. "Les problèmes que nous voulons résoudre ne peuvent pas l'être au regard des demandes des entreprises", explique Jean-Philippe Clément. "Elles veulent des ouvertures quasi exclusives de données, nous demandent de déroger aux règles des licences de l'open data pour faire en sorte que leurs données ne soient pas en open data et refusent de republier les données issues de l'open data qu'elles enrichissent…"

Plateformisation des échanges

Mais ces échanges privés peuvent constituer une première étape pour lever les craintes des entreprises, avant d'aller plus loin avec de l'open data, estime Jean-Marc Lazard, fondateur d'OpenDataSoft, qui accompagne les collectivités dans la création de leurs plateformes open data. A fortiori lorsque les entreprises n'ont pas "cette culture du partage de la donnée". "Nous travaillons par exemple avec la métropole lilloise sur des données de pratiques sportives", poursuit-il. "Nous discutons avec les fabricants de bracelets connectés, car leurs données de géolocalisation pourraient nous renseigner sur l'utilisation des équipements sportifs. Mais ce n'est pas simple du tout car ils ne sont pas habitués à ces échanges."

L'étape suivante de ces échanges bilatéraux consiste pour les collectivités à organiser ces partages de données privées sur des plateformes. La métropole de Rennes a commencé à plancher en février sur la création d'un service métropolitain de la donnée, qui doit mélanger portail open data et réseau d'échange de données privées. Rennes espère ainsi troquer des données métropolitaines qui n'ont pas vocation à être rendues publiques, contre des informations elles-aussi privées dans les domaines de l'énergie, de l'eau, des mobilités et de nature sociodémographique. La métropole souhaite aussi se placer comme un intermédiaire, qui organisera ces échanges de données entre les entreprises et espère gagner accès aux informations échangées. La Région Ile-de-France a annoncé le lancement d'un projet similaire fin 2017.

D'épineuses questions de gouvernance des données et de monétisation devront être résolues pour que ces plateformes réalisent leurs ambitions. Il faudra en effet assurer aux entreprises un contrôle précis sur le type d'acteurs avec lesquelles leurs données seront partagées. Et certaines sociétés, qui ont déjà commencé à monétiser leurs data, à l'image d'Orange avec son offre Flux Vision, auront du mal à accepter de les fournir gratuitement.

"Va-t-on envoyer des auditeurs vérifier dans toutes les entreprises qu'elles fournissent bien les données demandées ?"

Malgré ces différentes initiatives, nombre d'entreprises restent timides sur le sujet. Faudra-t-il en passer par loi, en forçant des acteurs privés à partager leurs données considérées comme d'intérêt général avec le secteur public ? "C'est utopique de vouloir forcer des sociétés de droit privé internationales, qui ne sont pas tenues pas les lois françaises et européennes. Il faut trouver des contractualisations gagnant-gagnant", estime un responsable smart city actuellement en discussions avec certaines de ces entreprises, et qui préfère garder l'anonymat. "Comment contrôler ? Va-t-on envoyer des auditeurs vérifier dans toutes les entreprises qu'elles fournissent bien toutes les données demandées ?", abonde Cédric Verpeaux. Pour Jean-Philippe Clément, il faudra en passer par un minium de législation. "Nous arrivons à créer des collaborations hors de la loi, lors d'expérimentations comme Data City. J'adorerais qu'on collabore sans contraintes réglementaires, mais il est vrai que la loi aide beaucoup. On l'a vu dans les transports publics et l'énergie depuis la loi de 2016".

Mais rien ne presse, car les villes sont à la traîne sur le sujet. D'après un rapport d'Open Data France de mars 2018, seulement 5% des 4 500 communes concernées par la loi sur l'open data sont en conformité, alors que l'obligation d'ouvrir leurs données par défaut démarre le 7 octobre prochain. Dans ce contexte, les entreprises auraient une excuse toute trouvée pour ne pas respecter la loi.