Jacques
Attali dispose de multiples casquettes : éminence grise,
économiste, intellectuel, écrivain, conseiller d'état,
investisseur. Avec la création de PlanetBank/PlaNet
Finance en novembre 1998, il se présente comme un fervent
défenseur de "l'Internet pour le développement".
Cette organisation non gouvernementale a pour l'objectif d'apporter
son soutien aux associations qui offrent des services financiers
aux plus démunis.
Parmi ses interlocuteurs directs figurent les institutions de
microfinance et les autres organisations internationales. Jamais
en panne d'idées, Jacques Attali présente ce projet
et apporte ses réflexions sur le développement global
de l'Internet.
Propos recueillis par Philippe Guerrier le 07
février 2000
.
JDNet:
Comment
percevez-vous l'Internet au sein de PlaNetFinance ?
Jacques Attali :
Nous voulons prouver que l'Internet peut servir à la lutte
contre la misère et la pauvreté. L'Internet ne permet
pas seulement de faire des fortunes avec les nouvelles technologies,
il permet également de contribuer au développement.
Nous avons trouvé comme interlocuteurs ou comme intermédiaires
les "banques des pauvres", ces 7.000 banques dans le
monde qui distribuent des crédits sans garantie aux très
pauvres pour leur permettre de créer leur emploi. Ces institutions
qui ont quinze millions de clients ont un potentiel de développement
considérable mais elles ne sont pas connues ni utilisées
à leur juste mesure. Grâce à Internet, nous
avons créé cette institution qui va leur permettre
de passer à 100 voire 200 millions de clients dans les
dix ans qui viennent.
Vous
indiquez dans la charte de PlaNetFinance que vous voulez "tirer
toutes les potentialités de l'Internet au service du développement
du
micro-crédit". Quelles exploitations concrètes?
Nous aidons ces institutions à faire leur site, nous créons
des banques de données qui permettent aux instituts de
micro-financement ou aux investisseurs d'échanger leurs
expériences. Nous voulons former une bibliothèque
et une université virtuelle, traitant des techniques bancaires.
Nous avons également créé un instrument de
rating pour attirer les marchés. On a créé
un système de dotation en ligne. Si un internaute donne
100 francs par exemple, il choisit sur notre site à qui
l'on donne. Nous le prêtons à l'institution choisie
par le donateur. A la fin du crédit, lorsque l'institution
rembourse, nous informons le donateur, qui choisit à qui
le prêt est re-dirigé. On
prête tout. Il n'y a pas de frais de gestion quelconque.
Le
système de donation en ligne marche bien ?
Pas
mal, ça vient de commencer depuis deux semaines seulement.
On vient de financer un projet "high tech" dans une
institution de micro-finance. Mais que l'on s'entende bien sur
la finalité de notre aide : il ne s'agit pas de créer
des start-up au Bangladesh, ça ne serait pas réaliste.
Il s'agit de créer des moyens d'artisanat de base.
Comment
est assuré le financement de PlanetFinance ?
Il est assuré par un tiers des institutions nationales
(Banque Mondiale, Banque Africaine de Développement, etc.).
Pas mal par de grands donateurs (grandes banques, Caisse des Dépôts
et Consignation...) mais aussi par les grands groupes de "high
tech" qui nous donnent de l'argent ainsi que des journées
d'ingénieurs et des machines. Nous avons un soutien énorme
de Cap Gemini qui nous fournit l'infrastructure technique, Arthur
Andersen, Oracle, Sun, UUNet...En tout, une vingtaine de firmes
qui nous aident. Nous avons Clust.com également.
Les
sociétés "high tech" représentent
quelle proportion sur l'ensemble de vos mécènes
?
Disons
la moitié. Dans le conseil de surveillance, on trouve Paul
Hermelin, PDG de Cap Gemini France et Europe du Sud.
Elles
s'impliquent facilement dans ce projet ?
Elles sont enthousiastes car ils sentent que c'est une occasion
de démontrer que l'Internet peut contribuer au développement
et autrement qu'à celui de leur cours de bourse.
Estimez-vous
que l'Internet va accroître les déséquilibres
économiques entre le Nord et le Sud?
J'en suis persuadé. Sauf si l'on contribue
à développer des institutions comme PlanetFinance
et si l'on invente des technologies plus adaptées au développement.
Dans
quelle mesure le e-commerce va-t-il bouleverser l'ordre économique
traditionnel ?
Bouleverser est un bien grand mot, compléter
certainement. Le e-commerce va entraîner des bouleversements
irréversibles mais qui vont prendre dix ans à se
mettre en place tant au niveau des technologies du commerce qu'au
niveau de la logistique. Et tout ça ne fait que commencer.
On n'a encore rien vu. Nous allons vers le commerce sur mesure.
Vous
estimez que l'avènement de l'Internet est aussi important
que l'invention de l'imprimerie...
C'est
aussi important que la découverte de l'Amérique.
Je compare souvent l'Internet à la découverte d'un
continent virtuel. J'ai appelé cela le "septième
continent" dans lequel on va construire des maisons, des
écoles, des usines, etc. La frontière est infinie
mais on n'a toujours pas trouvé la côte. Nous assistons
à une ruée vers l'or avec des gens qui s'enrichissent
dans le mouvement.
C'est
davantage un monde virtuel qu'une technologie ?
Oui car la technologie de l'imprimerie date de
1450 et elle est restée pratiquement la même jusqu'à
aujourd'hui. En ce qui concerne Internet, c'est différent
car la technologie n'arrête pas d'évoluer.
Vous
estimez que l'Internet va développer la diversité
culturelle ?
Oui, tout comme l'imprimerie, on pensait à
cette époque que cela pousserait tout le monde à
parler latin. L'imprimerie a plutôt contribué à
sa disparition. Chacun s'est mis à communiquer avec sa
langue naturelle. On devrait observer le même mouvement
sur Internet. Il existe déjà des logiciels de traduction
automatique.
Pourtant,
des critiques s'élèvent à propos de l'Internet,
accusé d'uniformiser l'information...
Pas
du tout. A l'évidence, c'est une source de diversité.
L'Internet permet à des tas de gens d'avoir accès
à l'information qu'ils n'auraient jamais eue. Le grand
problème, c'est que c'est une information qui n'est pas
triée. Actuellement, le nouveau continent est plus un terrain
vague, certains pourraient même dire un dépôt
d'ordure, qu'un jardin à la française. On assiste
à la naissance d'une très grande diversité
des sources d'information. Reste à savoir si celle-ci sauront
s'organiser.
Que
vous inspire la fusion AOL-Time Warner ?
Tout d'abord, les boîtes Internet ont compris que leur valeur
n'allait pas durer et qu'il fallait acquérir des actifs
réels. La deuxième leçon à tirer est
qu'il n'y a pas de tuyaux sans contenu. Troisièmement,
la valeur d'AOL a été considérée lors
de l'échange comme une valeur égale à la
moitié de sa valeur du marché. Ce qui indique bien
l'annonce d'une baisse relative des cours de ce type de société.
Il ne s'agit pas d'un effondrement mais la folie va se calmer.
Quel crédit apportez-vous au "programme de la société
de l'Information" du gouvernement Jospin ?
Monsieur Jospin fait un très bon travail
d'avant-garde.
Tout ce qui peut améliorer l'infrastucture technologique
et culturelle est d'excellente nature. La priorité pour
moi est d'accélérer le processus de mise sur Internet
des administrations, de la sécurité sociale et des
collectivités locales.
En
revanche, vous critiquez l'Europe à propos de son développement
sur Internet...
L'Europe commence à peine à en comprendre l'importance,
mais tout l'Internet de deuxième génération
reste à jouer. Il ne faut pas compter uniquement sur la
Commission européenne. Quelques industriels d'Europe du
Nord ont eu l'intelligence de choisir des bonnes stratégies.
Vous
prévoyez le développement dune monnaie virtuelle
?
Effectivement, je l'avais écrit dans mon "Dictionnaire
du XXIème siècle". Je ne savais pas à
quel point j'étais en avance puisque maintenant il en existe
plusieurs. Nous travaillons sur ce type de projets pour PlaNetFinance
depuis quelque temps mais je ne peux pas en dire plus pour le
moment.
Que
répondriez-vous à Dominique Wolton : "Internet
et après ?"
En 1470, il aurait dit "L'imprimerie et après
?".
Quels
sites d'informations consultez-vous ?
Le Wall Street
Journal. C'est remarquable.
Achetez-vous
des produits sur Internet ?
Je n'ai encore rien acheté. Je ne fais pas de shopping
dans la vie quotidienne.
Quels
sites regardez-vous pour vos loisirs ?
C'est un univers où il faut aller explorer des
terres vierges.
Qu'aimez-vous
en général sur Internet ?
Les mails. C'est un outil primordial.
Que
détestez-vous sur Internet ?
La publicité non requise dans ma boîte mail.
Il
est possible de consulter une biographie complète de Jacques
Attali sur son propre site à l'adresse suivante : www.attali.com.