Sur un Web
-pardon une Toile- très anglo-saxon, le Français
a-t-il encore sa chance? L'ancien secrétaire général
des Nations-Unies, aujourd'hui à la tête de l'Organisation
internationale de la francophonie, loin de céder au
pessimisme voit surtout dans l'Internet une occasion historique
de rapprocher réellement et individuellement les francophones
du monde entier.
Propos recueillis le 17 mars 2000
.
JDNet.
Y a-t-il vraiment une communauté francophone sur le Net, ou simplement
une coexistence de sites de France, Belgique, Suisse, Québec,
Afrique, etc. qui s'ignorent les uns les autres?
Boutros Boutros-Ghali. Non. Je pense que l'on peut dire
qu'il y a véritablement une communauté francophone sur Internet,
dans la mesure où chaque francophone fait une utilisation singulière
de cet outil. Parce que, si l'on s'en tient aux moyens d'information
et de communication traditionnels, chaque francophone, dans son
pays, est limité aux sources d'information nationales. Malgré
les télévisions satellitaires -qui, du reste touchent encore une
minorité de téléspectateurs- chacun est limité aux chaînes de
télévision nationales, aux organes de presse nationaux. Mais avec
Internet, on est dans une logique totalement différente où chaque
usager peut avoir accès à n'importe quel site dans n'importe quel
pays. Les Français peuvent ainsi consulter des sites en Afrique,
les Africains des sites au Québec, les Québécois des sites en
Asie, et ainsi de suite. Et c'est dans ce sens que l'on peut dire,
qu'il y a, non seulement, une véritable communauté francophone
sur Internet, mais que cette communauté, grâce à ce moyen de communication,
est en passe de se renforcer.
Que
représentent aujourd'hui le français et la Francophonie sur Internet?
Tout dépend des statistiques sur lesquelles vous vous
appuyez et de la lecture que vous en faites. Si l'on s'en tient
aux chiffres selon lesquels on ne trouve sur la Toile que 2,8%
de contenus en français contre 75% en anglais, on peut se dire
que la part de la Francophonie est pour le moins modeste. Mais
il est d'autres statistiques tout aussi intéressantes, et auxquelles
on se réfère malheureusement moins souvent. Car on s'apercevrait
alors que les francophones consultent, pour plus de 80% d'entre
eux, des sites en français. Et ne se dirigent vers des sites en
d'autres langues que lorsqu'ils ne sont pas en mesure de trouver,
dans leur langue, l'information recherchée. Il faut savoir, aussi,
que ce 2,8% de contenus en français représente déjà plusieurs
milliards de pages à consulter.
La
Francophonie est-elle défensive -face à un anglais dominant sur
le réseau- ou est-elle en expansion ?
Défensive, sûrement pas ! Ca n'a jamais été l'attitude
de la Francophonie, aujourd'hui encore moins qu'hier. Soyons réalistes,
nous n'allons pas, nous francophones, renverser à nous seuls la
vapeur. Encore que, si l'on y regarde de près on s'aperçoit que
la domination de l'anglais que vous évoquez est en perpétuelle
décroissance. Il fut un temps, pas si lointain, où l'anglais représentait
98% des contenus, on est aujourd'hui à 75%, et d'après les projections,
cette tendance à la baisse est appelée à se poursuivre. Pour en
revenir à notre stratégie en la matière, je dirais que la Francophonie
privilégie une stratégie de présence tournée principalement vers
ceux qui n'ont pas encore accès à Internet. La Francophonie est
là pour aider à s'exprimer ceux qui, sans elle, n'auraient pas
le moyen de le faire. Internet constitue à cet égard un moyen
nouveau de concrétiser l'esprit de solidarité, de partenariat
qui est au fondement de notre communauté.
La
loi Toubon appliquée au site web vous semble-t-elle une bonne
chose?
J'ai envie de répondre par une autre question. A ce jour aucune
politique nationale n'est parvenue à contrôler les contenus sur
Internet. Est-ce qu'un gouvernement national peut contrôler ces
contenus ? Est-ce qu'une loi nationale peut contrôler un moyen
d'information et de communication qui est, de par nature, mondial
?
Qui
sont les francophones les plus soucieux de défendre leur langue?
Tous les francophones évidemment. Mais il faut bien voir que
la Francophonie va bien au-delà de la défense de la langue française.
Elle se veut un moyen de promouvoir la diversité linguistique
et culturelle, tant au sein de notre communauté qu'à l'échelle
mondiale. Car il ne faut pas oublier que dans la plupart des 55
Etats et gouvernements membres de la Francophonie, le français
n'est que la deuxième ou la troisième langue de communication,
comme c'est le cas, par exemple, dans mon pays, l'Egypte. Et c'est
ce dialogue des cultures que nous voulons favoriser. Le "dialogue
des cultures" sera, d'ailleurs, le thème du prochain Sommet
de la Francophonie à Beyrouth, en 2001.
Que
pensez-vous des traductions francophones des termes anglo-saxons
("jeune pousse" au lieu de start-up, "options sur titres" pour
"stock-options, etc,)? Et de l'absence de reprise par les Français
des termes québécois ? (comme "courriel" pour e-mail, en français
"message électronique")?
On sait bien que c'est l'usage qui fait la langue,
plus que les lois. On sait bien aussi qu'on a tendance à utiliser
le mot qui, le premier, a servi à désigner un objet ou à véhiculer
un concept. Mais chaque langue se le réapproprie avec le temps.
Il est clair que nous favorisons l'appropriation en français,
mais l'usage reste maître. Aucun membre de notre Communauté n'a
le monopole de la langue française. Chacun a développé son vocabulaire
propre. Et je dirais, c'est tant mieux. Dans ces conditions, il
revient à chacun d'inventer sa traduction.
On
parle souvent du problème de l'accès à Internet des pays en voie
de développement, notamment pour l'Afrique qui est très
peu connectée. N'est ce pas un sérieux obstacle aux échanges francophones
en ligne ?
C'est non seulement un sérieux obstacle, mais c'est
surtout la menace de voir se creuser chaque jour un peu plus un
fossé d'un nouveau type, entre le Sud et le Nord, entre les "infopauvres"
et les "inforiches". C'est la raison pour laquelle la
démocratisation de l'accès, notamment en Afrique, reste l'une
des priorités de l'Organisation internationale de la Francophonie.
Car malgré une demande croissante, notamment de la part des jeunes,
la généralisation de l'utilisation de l'Internet dans l'ensemble
des pays d'Afrique reste limitée en raison de l'insuffisance de
l'informatisation et des infrastructures de communication, mais
aussi du coôt élevé des communications. Mais on ne peut pas tout
faire. Il faut aussi, une volonté politique forte à l'échelle
nationale. La stratégie de la Francophonie en la matière est de
privilégier l'équipement des lieux publics afin de répartir le
coôt de l'accès à ces équipements entre un grand nombre d'utilisateurs.
Quelles
actions sont ou vont être entreprises justement pour favoriser
cet accès à Internet ?
Nous
avons un ambitieux projet de création de cybercentres en Afrique,
en partenariat avec la Banque mondiale. Nous voulons aussi tirer
le meilleur parti des structures existantes. Je pense notamment
aux 170 Centres de lecture et d'animation culturelle mis en place
par l'Agence
intergouvernementale de la Francophonie en zone rurale qui
seront progressivement connectés à Internet. Je pense, aussi,
aux points d'accès aux inforoutes pour la jeunesse (PAJE)
au sein des établissements scolaires, des instituts de formation
ou d'autres organisations touchant la jeunesse, déjà installés
dans 17 pays francophones dont 10 pays africains. Je pense, aussi
aux 26 Centres de ressource créés par l'Agence
universitaire de la Francophonie qui permet déjà l'accès à
Internet pour plus de 4.000 enseignants et chercheurs sur les
cinq continents. Mais il ne suffit pas d'équiper, il faut aussi
favoriser la production de contenus en français et former les
utilisateurs. La Francophonie dispose, depuis 1998, d'un Fonds
francophone des inforoutes doté d'un montant annuel de 40
millions de francs français destiné à subventionner la
créations de sites à vocation multilatérale. Depuis sa mise en
place, ce Fonds a déjà traité plus de 600 projets. Elle
s'appuie aussi sur un Institut francophone des nouvelles technologies
de l'information et de la formation, l'Intif,
situé à Bordeaux, qui a pour vocation d'assurer un accès aux nouvelles
technologies, un accès à l'information et à la documentation et
un accès à la formation à distance.
En
dehors des pays francophones, Internet n'est-il pas aussi un outil
pour promouvoir la langue française auprès des francophiles, des
étudiants, etc.? Quelles initiatives sont possibles pour les organisations
comme l'OIF?
Grâce à Internet tous les francophones du monde ont maintenant
accès à des contenus en français. C'est nouveau et c'est formidable
! Nous avons d'ailleurs toute une série de programmes pour favoriser
l'apprentissage du français à distance : "Vifax"
qui favorise l'apprentissage du français à partir des journaux
télévisés retransmis chaque jour par TV5, "Funambule",
magazine éducatif diffusé par TV5 sur toute la planète, " Omar
le Chéri ", programme d'apprentissage de la langue française
par écriture journalistique...
Que
fait, seul ou avec d'autres, l'Organisation internationale de
la Francophonie en matière de publication en ligne ?
L'OIF dispose d'un site
très riche que je vous invite d'ailleurs à découvrir. Je vous
invite, aussi, à consulter deux sites qui permettent de suivre
le développement des inforoutes et l'évolution de la formation
à distance en Francophonie, "Liaison
francophone" et "Thot".
Mais là encore, on ne pourra pas faire tout, tout seuls. Pour
avoir une action forte, nous sommes prêts à travailler avec tout
le monde. Et je m'emploie, depuis mon entrée en fonctions, à susciter
et à développer de tels partenariats.
Quelle
part du budget de l'OIF est-elle consacrée à Internet?
Environ 20 % du budget de notre coopération va à des actions
qui soutiennent le développement des inforoutes.
Les
membres de l'OIF utilisent-ils couramment le net entre eux?
Tous
les membres du personnel de notre Organisation disposent d'un
ordinateur et d'une adresse électronique. Nous avons aussi un
intranet. Nous n'utilisons plus le papier dans nos échanges internes.
Vous le voyez, on essaye d'être exemplaire au niveau de l'usage
!
Vous-même
utilisez-vous occasionnellement ou fréquemment Internet ?
Ecoutez, je vais être franc. Je l'utilise, mais sûrement pas comme
je le devrais ou autant que je le devrais. Mes activités ne me
laissent pas vraiment le loisir d'explorer la Toile dans ses multiples
recoins. A partir de là, il faut faire des choix. Ce qui m'intéresse
le plus, c'est de voir comment s'exprime le quotidien des membres
de notre Communauté, à travers un point de vue qui leur est propre
et souvent exprimé en toute indépendance. Donc lorsque j'ai envie
d'avoir une information sur le Maroc, sur le Congo, sur la Bulgarie
ou encore sur Madagascar ou sur le Vietnam, j'aime aller sur un
site qui me permet de consulter en ligne les organes de presse
de ces pays, et plus largement ceux de la plupart des pays de
l'espace francophone, notamment les sites du Cifdi.
Elu Secrétaire
général de la Francophonie au VIIe Sommet de la Francophonie en
novembre 1997 à Hanoi, Boutros Boutros-Ghali, diplomate, juriste,
universitaire, et auteur de nombreux ouvrages a exercé de 1992
à 1996, les fonctions de Secrétaire général de l'Organisation
des Nations Unies. Avant cette nomination, il était, depuis mai
1991, vice-Premier ministre égyptien, chargé des Affaires étrangères.
Avant son élection au Parlement égyptien en 1987, il appartenait
depuis 1980 au Secrétariat du Parti national démocrate, et fut
également Vice-Président de l'Internationale Socialiste. De 1949
à 1977, Boutros Boutros-Ghali a été professeur de droit international
et de relations internationales à l'Université du Caire.
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