Le
Journal du Net. On dit que les nouvelles technologies
et Internet représentent un enjeu décisif pour les dix
années à venir, aussi bien pour notre économie, nos entreprises
que pour la société française dans son ensemble. Partagez-vous
cette analyse ?
Jean-Pierre Chevènement.
L'essor des nouvelles
technologies de l'information et de la communication,
qui s'intègrent progressivement dans toute l'économie,
constitue un atout pour notre pays. Ce secteur dynamique
représente une source importante d'emplois, même si les
investissements ont temporairement marqué le pas à la
suite de la crise boursière. Il permettra aussi d'accroître
la compétitivité de notre économie en général. L'introduction
des nouvelles technologies dans l'administration constitue
une opportunité unique pour la moderniser. Il ne s'agit
pas seulement de généraliser les télé-procédures et l'accès
en ligne aux administrations mais surtout de réorganiser
les services de l'Etat et de simplifier les procédures
administratives. Par ailleurs, Internet entre peu à peu
dans le quotidien de nos compatriotes qui se l'approprient.
La facilité inégalée de communication et de publication
vont avec le temps transformer en profondeur le pays.
Dans
votre programme, vous en faites un "enjeu républicain".
Qu'est-ce que cela signifie ?
Comme dans tous les domaines, les choix - quelque
techniques qu'ils puissent paraître - sont sous-tendus
par des orientations politiques. Je propose ainsi une
réelle démocratisation de l'accès à Internet pour laquelle
je présente un ensemble complet de mesures concrètes,
au contraire d'autres qui ne considèrent cette perspective
que comme un slogan électoral. La gestion des espaces
de noms de domaines français, comme le .fr, constitue
naturellement un service public. De même, je propose
la création d'un service public de l'identité électronique,
grâce auquel chacun pourra disposer d'une clé électronique
qui lui permettra de signer ses courriels et de s'identifier
en ligne. Les télé-procédures administratives pourront
alors être réellement mises en oeuvre. Cette mesure
fera gagner des années à notre pays et le placera à
l'avant-garde pour l'utilisation des nouvelles technologies
de l'information. La législation sociale doit être adaptée
au développement des nouvelles technologies. Par exemple,
les réseaux internes des entreprises doivent pouvoir
être utilisés à des fins syndicales. Les systèmes informatiques
ne doivent pas servir à contrôler ou espionner les salariés
et en particulier les administrateurs des réseaux et
des systèmes doivent disposer d'un statut qui les met
à l'abri des pressions de leur employeur vis à vis des
données qu'ils manipulent. Ces exemples montrent qu'Internet
ne constitue pas un domaine à part mais doit naturellement
intégrer nos traditions républicaines.
Dans
un sondage en ligne, le JDNet a interrogé ses lecteurs
sur "Le chantier N°1 des NTIC en France". Quel serait
le vôtre ?
La première priorité est de démocratiser réellement
l'accès à Internet. On doit favoriser une baisse du
coût des accès à Internet, et je propose de fixer l'objectif
à moyen terme d'un abonnement forfaitaire illimité -
par modem ou haut-débit - à 15 euros par mois. Pour
encourager les ménages modestes à accéder à Internet,
je propose en particulier la mise en place d'une aide
spécifique pour faciliter la connection à Internet et
l'achat du matériel informatique nécessaire. Par ailleurs,
les accès à haut-débit - qui permettent une utilisation
beaucoup plus large d'Internet - doivent être généralisés
sur tout le territoire, y compris les zones rurales.
A cette fin, je souhaite l'extension du service universel
des télécommunications aux accès à haut-débit à Internet,
ce qui permettra d'éviter une discrimination géographique
et aidera à contrôler le coût des abonnements.
Le
rôle de France Télécom, dont l'Etat est actionnaire,
est souvent stigmatisé. Jugez-vous ces critiques justifiées
et qu'attendez-vous de l'"opérateur historique"?
France Telecom s'est lancé dans une stratégie d'expansion
internationale hasardeuse, financée par l'accroissement
vertigineux de sa dette, et de fait par les usagers
français. La chute des valeurs des télécoms révèlent
l'impéritie de cette politique d'achat d'actifs maintenant
dévalués. Dans le même temps les investissements en
France, par exemple pour le développement rapide des
accès Internet à haut-débit, ne recevaient la priorité
adéquate. Cette politique a évidement été avalisée par
le gouvernement puisque l'Etat est actionnaire majoritaire
de France Telecom. L'opérateur public France Telecom
est essentiel au développement économique du pays. Il
doit mettre en oeuvre une politique guidée par l'intérêt
général, qu'il a totalement perdu de vue ces dernières
années.
Entre
le faible taux d'équipement des ménages en micro-ordinateurs
et le nombre encore limité d'utilisateurs français d'Internet,
quel facteur vous préoccupe le plus ?
Ces deux facteurs sont évidement liés. A l'heure actuelle,
les micro-ordinateurs sont dans la pratique l'unique
vecteur d'accès à Internet. Or ils sont trop onéreux
pour la majorité de nos compatriotes et d'une inutile
complexité. Je propose la location par les opérateurs
de télécommunication - dont France Telecom - de terminaux
simples et peu coûteux qui seraient suffisants pour
utiliser Internet. Cette mesure est indispensable pour
que toute la population puisse accéder à Internet. Parallèlement,
je propose que l'Etat encourage par une aide spécifique
les ménages modestes à acquérir un équipement informatique
et à se connecter à Internet.
Quelles
sont les mesures les plus urgentes à vos yeux en matière
d'usage de l'Internet dans les écoles et universités
?
Les nouvelles technologies constituent des outils précieux
pour l'enseignement à condition qu'elles s'insèrent
dans une réelle démarche pédagogique, faute de quoi
elles ne seraient que de simples "gadgets". A cet égard,
se contenter d'équiper les établissements en ordinateurs
et les raccorder à Internet comme le proposent tant
Lionel Jospin que Jacques Chirac ne suffit pas à faire
une politique cohérente en la matière. Il faut dans
le même temps engager un effort massif de formation
des enseignants aux nouvelles technologies. De plus,
la familiarité indispensable des élèves avec Internet
et les nouvelles technologies nécessite un enseignement
d'informatique, pour lequel on créera un CAPES et une
agrégation. On disposera ainsi d'un personnel qualifié
au statut reconnu, qui pourra aussi aider à l'utilisation
des NTIC dans les autres matières.
Le
premier phénomène lié à l'Internet a été la "Nouvelle
économie", avec ses excès et ses dérives, mais aussi
l'essor de l'esprit d'entreprise en France. Avec le
recul, comment jugez-vous cette période et qu'en retenez-vous?
Le phénomène de la "nouvelle économie" et des "start-up"
s'est caractérisé par la négation du travail et de l'effort
au profit de la spéculation financière et de l'argent
facile, dans une dérive totalement détachée des réalités
économiques. Après l'effrondrement de la bulle financière
qui en a résulté, le développement d'Internet et des
nouvelles technologies va se poursuivre sur des bases
plus saines.
Comment aujourd'hui accompagner
et favoriser la création d'entreprises dans le domaine
de la high-tech ? Les pouvoirs publics doivent-ils jouer
un rôle ?
Les pouvoirs publics doivent favoriser la création d'entreprises
en général. Dans le secteur des nouvelles technologies,
il faut spécifiquement favoriser les interactions entre
la recherche publique et les entreprises, et la loi
du 12 juillet 1999 sur l'innovation et la recherche
va dans le bon sens à cet égard.
La
brevetabilité des logiciels fait actuellement l'objet
d'un débat. Quelle est votre position? Et quelles mesures
souhaitez-vous adopter en faveur des logiciels libres
?
La brevetabilité des logiciels constitue un non-sens
économique qui freinerait l'innovation et le développement
du secteur : d'une part la durée de protection de vingt
ans des brevets est complètement inadaptée aux logiciels
où le cycle d'un produit est plutôt de l'ordre de deux
ou trois ans. D'autre part l'économie du logiciel favorise
l'émergence de normes techniques. En permettant à une
entreprise de s'approprier une norme, on favorise la
création de monopoles sur une technologie ou un type
de produits ce qui nuit à la qualité des produits et
à leur coût. La procédure du dépôt de brevet est de
plus surtout utilisé par les grandes entreprises alors
que l'innovation dans le secteur provient souvent des
PME. Par ailleurs, la brevetabilité des logiciels est
un biais permettant la brevetabilité des méthodes intellectuelles,
et celle des idées.
Les
logiciels libres présentent de multiples avantages de
coût et de sécurité d'utilisation. Ils permettent le
développement de tout un secteur de services informatiques.
Il nous faut donc en encourager fortement l'usage, et
en premier lieu dans l'administration et l'enseignement.
Par des partenariats ou des appels d'offres, on soutiendra
la création de logiciels libres spécifiques. L'Education
Nationale en particulier pourrait susciter le développement
des logiciels éducatifs dont elle a besoin et les placer
sous des licences d'exploitation libres pour en faire
bénéficier l'ensemble des élèves et du monde éducatif.
Dans
quelle mesure Internet modifie-t-il, selon vous, les
rapports citoyens-pouvoirs publics?
Internet permet l'accès direct des citoyens aux sources
d'informations, aux textes de lois, rapports publics,
transcriptions de débats parlementaires, et bientôt
sans doute à la retransmission des réunions et débats
publics. Il permet aux citoyens de se ré-approprier
le débat démocratique qui auparavant passait nécessairement
par le truchement des médias. Cela nécessite bien entendu
une large démocratisation de l'accès à Internet.
Quel
peut ou doit être le rôle d'Internet dans la vie politique
?
Internet est utilisé dans la vie politique comme ailleurs
comme un média d'information et un moyen de communication.
Ainsi aujourd'hui nos concitoyens peuvent prendre directement
connaissance du détail de mes propositions sur mon site
Internet Chevenement2002.net. Il aura un effet certain,
en particulier sur la vie politique locale, mais il
s'inscrit dans l'intégration générale d'Internet dans
toute la société.
Quelle
est votre position face au vote en ligne aujourd'hui?
L'idée du vote électronique par Internet est une fausse-bonne
idée. D'une part il s'agit d'une des modalités du vote
par correspondance, qui n'est pas autorisé en France
car il poserait des problèmes de contrôle de régularité
du scrutin et serait source de contentieux. Le passage
par l'isoloir garantit l'absence de pressions sur l'électeur
au moment du vote et sa présence physique dans un bureau
de vote rend difficile l'usurpation d'identité. D'autre
part, le vote électronique comporte de très sérieux
défis techniques et fait naître des craintes tenant
à l'anonymat du vote et à la possibilité de fichage
des électeurs. Il n'est absolument pas responsable de
le proposer, d'autant plus que l'idée sous-jacente selon
laquelle ce moyen permettrait de remédier à la montée
de l'abstention est erronée : celle-ci découle d'une
crise de la représentation politique et ne pourra être
contrée par ce genre d'artifices.
Les
craintes diverses des Français face à l'Internet vous
semblent-elles justifiées. Que peut être le rôle des
pouvoirs publics dans ce domaine? Faut-il réguler l'Internet
et qui doit le faire?
Même si certaines craintes peuvent être exagérées, la
criminalité en ligne représente une menace réelle. De
plus le développement des réseaux et la complexité toujours
plus grande des logiciels fragilise les systèmes informatiques
et facilite la propagation des virus et autres nuisances.
Pour y faire face, je propose une politique de sensibilisation
de tous aux questions de sécurité informatique et un
renforcement conséquent des moyens des services spécialisés.
La
protection de la vie privée doit également être assurée
et la législation adaptée au développement des réseaux.
En particulier, face à la puissance des moteurs de recherche
qui permettent de retrouver toutes les occurrences d'un
patronyme sur Internet, je propose que chacun puisse
faire limiter l'indexation de son nom par les moteurs
de recherche, pour les documents en ligne depuis plus
d'un an et ne se rapportant pas à ses activitées publiques.
De même, il est nécessaire d'évaluer l'impact sur le
respect de la vie privée avant toute mise en ligne de
documents publics contenant des données nominatives.
Je propose de donner à la Commission Nationale Informatique
et Libertés un rôle systématique de conseil en la matière.
Pour protéger les mineurs des contenus pornographiques
facilement accessibles en ligne, je propose qu'à l'image
de la presse où certains titres sont interdits de vente
aux mineurs, on mette en place un système national "d'auto-labellisation"
des sites web, c'est-à-dire d'un dispositif par lequel
les sites classent eux-même leur contenu, qui peut être
rendu innaccessible au niveau du navigateur ou du fournisseur
d'accès.
De
manière générale, il n'est pas sain pour la démocratie
de dessaisir le pouvoir exécutif de ses attributions
pour les transmettre à des autorités administratives
non élues. Il n'y a pas lieu de créer d'autorité de
régulation spécifique d'Internet. C'est au gouvernement
de fixer la réglementation applicable, encadrée par
la loi votée au Parlement, dans ce domaine comme ailleurs.
Par contre, il faut encourager la réflexion, le débat
et l'information du public sur les questions soulevées
par Internet et les nouvelles technologies, par exemple
au travers d'organismes tels que le forum des droits
sur l'Internet.
Dans
les projets des différents candidats en matière de NTIC,
les thèmes et les propositions sont très proches. Selon
Lionel Jospin, il existe pourtant bien une vision de
droite et une vision de gauche de l'Internet. Qu'en
pensez-vous?
Je relève surtout l'absence d'idées et de programmes
précis de la plupart des autres candidats. J'ai pour
ma part publié début mars un ensemble complet de propositions
pour la société de l'Information, accessibles sur mon
site chevenement2002.net. Lionel Jospin s'est surtout
servi d'Internet et des NTIC pour promouvoir une image
moderne, mais son bilan réel est plutôt mitigé. Ainsi
malgré une priorité affiché, le grand-oeuvre gouvernemental,
le projet de loi sur la Société de l'Information, n'a
même pas été discuté au Parlement. Il comporte d'ailleurs
de graves insuffisances, en particulier sur le respect
de la vie privée ou sur la législation sociale, qu'il
n'évoque même pas. Pour l'attribution des licences de
téléphonie mobile du futur réseau UMTS - qui permettra
un accès haut-débit à Internet - Lionel Jospin a mené
une politique complètement incohérente en les taxant
fortement tout en n'imposant que de faibles obligations
de couverture aux opérateurs. Il a ensuite réduit la
taxation sans modifier substantiellement les conditions
de l'appel d'offre. Dans le même temps, l'Etat et les
collectivités locales, donc le contribuable, s'apprêtent
à financer l'achèvement de la couverture du réseau GSM,
avant sans doute de payer dans une dizaine d'année celle
du futur réseau UMTS. Est-ce la "France moderne" qui
nous est promise ? L'intérêt général aurait conduit
évidement à imposer des obligations fortes de couverture
du territoire aux opérateurs, quitte à leur laisser
naturellement des délais pour déployer complètement
leur infrastructure.
A
titre personnel, utilisez-vous Internet ou le mail ?
J'utilise bien entendu assidument le courriel, qui est
aujourd'hui un outil irremplaçable, mais n'ai que peu
de temps pour naviguer sur Internet.
Quels
sont vos sites préférés ?
Internet permet d'accéder à une multitude de sites intéressants,
même si la recherche d'une information précise et fiable
n'est pas toujours aisée. Je vous citerai simplement
le site eurockeennes.fr du festival des Eurockéennes
de Belfort, et évidemment mon site de campagne chevenement2002.net.
Avez-vous
consulté les sites qui vous étaient consacrés, pro et
anti ?
Pas vraiment, surtout par manque de temps.
Qu'aimez-vous
sur Internet ?
La diversité des points de vue qui s'y exprime.
Et
que détestez-vous ?
Le revers de la médaille de la facilité de publication
sur Internet est la difficulté de vérifier la fiabilité
des sources et de se repérer dans l'avalanche d'informations
qu'on peut y trouver. S'habituer à ces nouvelles contraintes
demandera un effort d'éducation du public.
Quel
service rêveriez-vous de pouvoir utiliser ?
Plutôt que telle ou telle avancée technique, mes souhaits
vont à une France relevée, qui sait tirer parti des
nouvelles technologies sans pour autant se laisser entraîner
par l'idéologie ultra-libérale que certains lient, à
tort, à Internet.
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Interview réalisée
par e-mail par la rédaction du Journal du Net
le 3 avril 2002.
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