JDNet.
Dans quelle mesure Internet modifie-t-il, selon vous,
les rapports citoyens-pouvoirs publics?
Jacques Chirac.
L'internet
est un outil de ce qu'on appelle "la démocratie d'opinion".
Il permet à chaque instant au responsable politique
de connaître l'opinion de ses administrés en ligne.
C'est à la fois une chance et une menace pour la vie
politique.
Une
chance, car cela permet aux citoyens de mieux faire
entendre leurs points de vue, et de participer davantage
au débat démocratique en dehors des échéances électorales.
Quand l'internet se sera vraiment démocratisé, les citoyens
pèseront davantage qu'auparavant dans la vie politique
française.
Mais
l'internet peut aussi constituer une menace car un responsable
politique doit privilégier la recherche de l'intérêt
général du pays, qui n'est pas la somme des intérêts
particuliers des Français. Cela signifie qu'un homme
d'Etat doit parfois prendre des décisions très impopulaires,
pour le bien de la Nation qu'il gouverne. Je pense par
exemple aux hausses d'impôts auxquelles le gouvernement
d'Alain Juppé, avec mon entier soutien, a dû procéder
entre 1995 et 1997 pour qualifier la France pour l'Euro.
La France ne pouvait rester en dehors de cette grande
ambition d'une monnaie européenne.
Aujourd'hui,
l'internet, en permettant à toutes les communautés de
manifester massivement et en temps réel leur désaccord
à une décision politique, risque d'émousser le courage
des hommes politiques. Une démocratie des lobbies apparaîtrait,
dérive perverse de la démocratie d'opinion. C'est pour
cela que l'indépendance d'esprit et le courage seront,
plus que jamais à l'avenir, deux qualités primordiales
des responsables politiques.
Comment
l'administration peut-elle, en adoptant les nouvelles
technologies, réconcilier les Français avec une puissance
publique souvent distante ?
L'administration
française du XXIe siècle doit apprendre à se mettre
encore davantage au service du public. C'est une exigence.
Cela signifie qu'elle devra donner une priorité à l'accueil
du public, que ce soit dans des maisons de services
publics polyvalentes, dont les horaires seraient revus
pour s'adapter aux contraintes des salariés, que ce
soit au téléphone ou par courrier, que ce soit via l'internet.
L'interêt
de l'internet dans la relation entre l'administration
et l'usager est triple : donner une meilleure information
à toute heure, permettre un meilleur dialogue entre
fonctionnaires et administrés, et, par le développement
des téléprocédures, éviter les déplacements et les attentes
inutiles.
Par
ailleurs, l'adoption de l'internet au sein des administrations
devrait permettre de rationaliser certains circuits
administratifs pour rendre plus efficace le fonctionnement
de l'administration au bénéfice des usagers.
Mais
je mettrais deux bémols à cette vision idyllique des
choses. D'abord, l'usage de l'internet est insuffisamment
diffusé dans les foyers français pour qu'il puisse constituer
l'unique outil de l'amélioration de la relation entre
l'Etat et l'usager. Ensuite, ce dont les Français ont
besoin, ce n'est pas seulement d'une base de données
publiques, inerte, c'est de pouvoir établir un contact
direct avec les fonctionnaires, pour obtenir la réponse
adaptée à leur cas particulier. Derrière un site internet,
comme derrière un accueil téléphonique ou un guichet
traditionnel, il faudra des fonctionnaires motivés au
service de l'accueil du public. L'internet ne remplacera
jamais la médiation humaine .
Quel peut
ou doit être le rôle d'Internet dans la vie politique
?
L'internet
est un réseau sans frontière qui permet d'informer le
monde entier de tout ce qui se passe dans les zones
les plus isolées et les plus fermées. Un simple mail
permet aujourd'hui de dénoncer les exactions de n'importe
quelle dictature, et de passer outre la censure de la
presse. Le web est devenu un outil au service de la
protection des libertés. Dans les démocraties, l'internet
se révèle d'abord un outil de communication politique.
Il permet le débat démocratique. Sur mon site de campagne,
des milliers de Français viennent chaque jour s'informer
et discuter sur des forums. Je suis heureux de ce lien
direct ainsi établi avec mes compatriotes. C'est aussi
un instrument de mobilisation. Un réseau de e-volontaires
soutenant ma candidature s'est organisé, autour d'un
"extranet de campagne", qui diffuse et fait remonter
du terrain les idées et les informations sur le déroulement
de la campagne. C'est enfin une formidable "machine
à voter". Je suis sûr qu'à l'avenir les consultations
politiques (référendum, vote
) se multiplieront sur
internet.
Cette
campagne présidentielle est la première où l'Internet
joue un rôle réel. Pensez-vous que les nombreuses initiatives
(sites officiels, officieux, parodiques, critiques)
puissent jouer un rôle quelconque ?
Je suis persuadé que l'internet est devenu un outil
de communication politique à part entière. La seule
limite à son influence tient à son caractère encore
assez élitiste.
Quelle
est votre position face au vote en ligne aujourd'hui?
J'y
suis favorable à condition qu'il soit organisé dans
des conditions qui garantissent la confidentialité et
la sincérité du scrutin et qu'il ne se substitue pas
à la possibilité pour les citoyens qui ne disposent
pas d'internet à leur domicile d'aller voter. Je crois
que le vote électronique peut remédier à des situations
dans lesquelles certains Français sont, de fait, exclus
du suffrage universel. C'est le cas par exemple pour
les expatriés qui résident très loin d'un consulat.
Pour voter à l'élection présidentielle, ils devront
parcourir parfois des milliers de kilomètres. J'ai proposé
au gouvernement que soit organisé dès cette année, un
vote expérimental par internet dans quelques consulats.
Je déplore qu'il n'ait pas donné suite à cette proposition.
Les Français
manifestent des craintes face à ce qu'ils estiment être
les risques de l'Internet, en matière de paiement mais
aussi de protection de la vie privée ou de leurs enfants.
Quelles mesures les pouvoirs publics peuvent-ils prendre
pour réduire ces craintes ?
Dans
tous ces domaines, nous disposons de législations très
protectrices, qui doivent sans cesse être améliorées
pour prendre en compte les conséquences du progrès technologique.
Les pouvoirs publics doivent veiller à informer les
citoyens -particulièrement les parents- des risques
inhérents à l'internet. Les risques encourus viennent
d'abord de l'ignorance. Que ce soit pour les enfants
ou pour les détenteurs de carte bancaire, il y a autant,
mais pas plus, de dangers sur l'internet que dans le
monde réel.
Un écueil
souvent rencontré est le caractère "sans frontières"
de l'Internet (affaire Yahoo notamment). Quelle est
votre position en la matière ?
Je
crois qu'à terme la seule réponse au caractère transfrontières
de l'internet se trouve dans la définition d'un état
de droit international qui définisse des infractions
communes (pédophilie, incitations à la haine, violence
gratuite etc) et qui se donne les moyens de les appliquer
par une coopération policière et judiciaire. Ce n'est
pas utopique : au sein du groupe de travail du G8 sur
la cybercriminalité, comme dans le cadre du Conseil
de l'Europe, nous avons beaucoup progressé en ce sens.
L'influence
de l'opinion internationale est utile pour faire avancer
les choses. A l'époque, j'avais eu l'occasion de dire
aux dirigeants de Yahoo mon indignation sur les ventes
d'objets nazis qui se produisaient sur leur site. Je
crois que c'est la position commune adoptée par les
dirigeants européens, relayée par l'indignation du grand
public qui a permis, alors que Yahoo n'était pas en
infraction avec la législation américaine, de mettre
fin à ce scandale.
Dans quelle
mesure et avec quels moyens techniques ou juridiques
faut-il réguler lnternet ? Et qui doit en être chargé
?
Tout
site doit respecter les lois du pays dans lequel il
est hebergé. Nous devons par ailleurs lutter contre
l'apparition de "paradis informatiques" dans lesquels
les sites mafieux se réfugieraient. Le contrôle des
sites est du ressort de la justice, éventuellement saisie
par des particuliers ou par les pouvoirs publics.
Envisagez-vous
de créer de nouvelles structures de contrôle ou d'accompagnement
? Un ministère dédié ?
Nous
avons déjà des autorités publiques en charge du contrôle
des contenus sur l'internet : la CNIL pour tout ce qui
concerne la protection de la vie privée et des données
personnelles, le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel
pour les contenus. Je ne suis pas favorable à une multiplication
des autorités administratives, je crois qu'il faut une
cohérence dans le suivi de l'ensemble des médias. Quant
à la création d'un ministère dédié aux technologies
de l'information, pourquoi pas? Mais ce n'est pas l'essentiel.
L'essentiel c'est que ces technologies fassent l'objet
d'une véritable priorité politique et budgétaire pour
le prochain gouvernement.
A titre
personnel, utilisez-vous Internet ou le mail ?
Internet
est avant tout pour moi un instrument de détente, une
fenêtre ouverte sur le monde, à mes (très rares) moments
perdus. Il abolit les frontières et me permet d'aller
visiter des sites lointains, qui correspondent à mes
centres d'intérêts. Je préfère le téléphone au mail.
Mais je reçois plusieurs milliers d'e-mails par jour
sur le site de l'Elysée. Et mes collaborateurs m'envoient
leurs notes à travers notre messagerie interne
Que
de progrès depuis le téléphone à trois touches que j'ai
trouvé à mon arrivée à l'Elysée en 1995 !
Quels sont
vos sites préférés ?
D'abord
trois sites consacrés à l'art, Artdujapon.org,
Tribalarts.com
et le site
du Louvre. Et puis un site dédié au
sumo, Sumo.or.jp.
Avez-vous
consulté les sites qui vous étaient consacrés, pro et
anti-Chirac ?
Je
rends visite régulièrement à mon site de campagne (www.chiracaveclafrance.net)
Les autres, je n'ai pas eu le temps d'aller les voir.
Qu'aimez-vous
sur Internet ?
L'incroyable
diversité et l'érudition des contenus. Il y a quelques
mois, je suis resté en admiration devant un site extraordinaire
consacré à l'homme de Tautavel...
Et que
détestez-vous ?
L'idée
que l'internet sert de réseau commercial à toutes sortes
de trafiquants : de drogue, d'armes, d'organes voire
d'enfants.
Quel service
rêveriez-vous de pouvoir utiliser ?
Un
service de messagerie qui me relierait à chaque Français.
Mais, il me serait impossible de répondre au courrier
!
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Interview réalisée
par e-mail par la rédaction du Journal du Net
le 11 mars 2002. Jacques Chirac s'exprimera en direct
au cours d'un chat organisé mercredi 13 mars
à 19 heures sur Caramail.com.
Début
de l'interview >>
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