JDNet.
Avec le recul, comment jugez-vous le phénomène de la
Nouvelle économie ?
Lionel Jospin.
La vague de création d'entreprises nouvelles dans l'internet
à laquelle nous avons assisté dans notre pays à la fin
des années 90 et au début de 2000 s'est bien sûr accompagnée
d'excès, notamment en termes de valeurs boursières.
Les ajustements souvent sévères intervenus dans le secteur
traduisent, avant tout, un retour aux fondamentaux économiques
qui s'imposent à tout entrepreneur et à toute entreprise.
Mais je ne veux pas qu'un excès
de pessimisme succède à un enthousiasme parfois déraisonnable,
ni, surtout, que l'on oublie que cette période restera
comme l'expression d'une extraordinaire poussée créatrice
qui a sans doute peu de précédents dans notre pays.
Pour une génération de jeunes, d'innovateurs, l'expérience
a été intense, formatrice et, je crois, au total très
positive. Elle montre son goût d'entreprendre, son talent,
une volonté de prendre des risques dans des activités
à forte croissante mais aussi à forte incertitude.
C'est un dynamisme que nous
avons accompagné et favorisé - n'oubliez pas que c'est
mon gouvernement qui a créé le dispositif des BSPCE,
ou les contrats d'assurance-vie dits "DSK", qui favorisent
l'accès au capital des entreprises innovantes. Autant
d'instruments qui ont concrètement contribué à faire
changer une situation marquée, en 1997, par une pénurie
de capital-risque dans notre pays et le manque d'instruments
fiscaux adaptés.
En
novembre 2001, vous avez affirmé lors d'une conférence
de l'EBG la nécessité de "refuser un pessimisme morose
et affirmer, lucidement, le fort potentiel de développement
dont disposent (
) les nouvelles technologies". Comment
combattre ce pessimisme-là?
C'est d'abord une question d'état d'esprit. Il y a eu
une "bulle" médiatique et boursière qui s'est dégonflée.
Mais la réalité de la "vague Internet" demeure entière.
Les mutations produites par des percées technologiques
qui vont changer fondamentalement nos manières de produire,
de communiquer ou d'acheter se poursuivent. Même si
les mutations n'ont pas été si rapides que certains
le pensaient, il ne faut pas perdre cette vision de
l'avenir. Les technologies évoluent vite, cela crée
des usages nouveaux pour tous et des marchés nouveaux
pour les entreprises. Les entrepreneurs que je rencontre
dans mes déplacements en témoignent régulièrement.
Que
peuvent ou doivent faire les pouvoirs publics face à
cette crise?
Maintenir leur soutien en adaptant les outils d'accompagnement.
C'est le sens de l'enveloppe de 150 millions d'euros
consacrée au soutien aux PME que nous avons mobilisée
à l'automne, ou du fonds de co- investissement créé
au début de cette année pour aider les jeunes entreprises
à forte composante technologique à compléter leurs "tours
de table". L'innovation, dans toutes les entreprises
et particulièrement les PME, doit être encouragée avec
beaucoup de vigueur. C'est une des priorités de mon
programme.
On
considère en général que les jeunes entreprises technologiques
ont besoin pour leur développement d'être très réactives,
très "souples". Etes-vous d'accord avec cette idée?
Certainement : les entreprises ont besoin d'être réactives,
c'est la règle en économie de marché et c'est encore
plus le cas dans les secteurs qui bougent vite ! Nos
lois doivent permettre cette souplesse tout en apportant
les protections que souhaitent nos concitoyens, notamment
en matière de droit du travail.
En d'autres termes, nous devons
concilier l'impératif de compétitivité avec celui de
la solidarité. C'est le sens de mon action.
Quelles
mesures comptez-vous prendre dans le domaine de la recherche,
et notamment celle orientée vers les NTIC ?
J'ai déjà eu l'occasion de dire que la recherche
publique et l'innovation dans les entreprises font partie
de mes toutes premières priorités, notamment en matière
d'utilisation de nos marges de manuvre budgétaires.
Depuis cinq ans, nous avons
engagé un effort très important, qu'il faudra poursuivre,
de déploiement de nouveaux moyens sur deux domaines
: les NTIC et les sciences du vivant.
La recherche publique dans
les technologies de l'information a vue ses moyens accrus,
avec des augmentations de crédits, des recrutements
de chercheurs, et la création d'un nouveau département
spécialisé au sein du CNRS. Nous avons renforcé nos
centres d'excellence, comme les centres de calcul nationaux,
le CEA ou l'INRIA dont les effectifs auront augmenté
de près de 60% en quatre ans. Et nous aurons accéléré
les performances de la connexion informatique entre
les centres de recherche et d'enseignement supérieur
(Renater), projet auquel nous avons consacré des moyens
financiers importants.
Nous avons aussi beaucoup fait
avancer la coopération entre recherche publique et entreprises
privées. Les réseaux de recherche et d'innovation technologique
mis en place ont permis de nouer de nombreux partenariats
entre recherche publique et tissu industriel. Pour le
seul secteur des sciences et technologies de l'information
et de la communication, ce sont plus de 300 projets
communs qui ont ainsi été soutenus, représentant un
effort de recherche et développement de plus de 530
millions d'euros. Et la loi Allègre a permis de multiplier
les passerelles entre recherche publique et développement
d'entreprises dans les carrières de chercheurs.
Cet effort volontariste, j'entends
le poursuivre en m'inspirant de l'objectif consacré
au sommet européen de Barcelone d'atteindre 3% du PIB
pour les dépenses de recherche. En la matière, les technologies
de l'information continueront d'être pour moi un domaine
prioritaire.
La
brevetabilité des logiciels fait actuellement l'objet
d'un débat. Quelle est votre position ? Et quelles mesures
souhaitez-vous adopter en faveur des logiciels libres
?
Avant d'instaurer la protection du logiciel par le brevet,
comme les Etats-Unis le souhaiteraient, il faudrait
s'assurer que son absence est vraiment pénalisante pour
les éditeurs européens de logiciel. Les études économiques
conduisent plutôt à penser que les brevets logiciels
sont aujourd'hui une arme aux mains des grandes entreprises,
qui en usent pour bloquer l'innovation ou pour limiter
le recours aux logiciels libres. Par ailleurs, le logiciel
bénéfice déjà de la protection par le droit d'auteur.
Les négociations en cours au
plan européen ont conduit mon gouvernement, par la voix
de Christian Pierret, secrétaire d'Etat à l'Industrie,
à refuser la brevetabilité du logiciel tant qu'il n'est
pas démontré qu'elle pourrait favoriser effectivement
l'innovation.
Abordons à présent la question
du logiciel libre. Le succès du logiciel libre est l'une
des innovations sociales les plus marquantes des vingt
dernières années. Il installe au cur de l'économie
les conventions et les manières de faire caractéristiques
du monde de la recherche et de l'université : l'échange,
l'émulation, la coopération distribuée. Pour moi, le
logiciel libre est une "brique de base" pour l'émergence
d'une société de l'information solidaire et ouverte.
Le développement de l'administration
électronique repose sur l'interopérabilité et la transparence
des outils utilisés : ce sont justement les deux points
forts des logiciels libres. C'est pourquoi le gouvernement
a mené depuis 1997 une politique de promotion active
des logiciels libres, de formation et de recours croissant
à ces solutions. Je note d'ailleurs que ces logiciels
constituent près du quart des projets soutenus par le
réseau national pour les technologies logicielles, créé
en 2000.
Vous
affirmez que la France doit faire de la formation tout
au long de la vie une des priorités des prochaines années.
Comment assurer la formation permanente des salariés?
C'est pour moi un des sujets les plus importants pour
les prochaines années. Les métiers se transforment rapidement,
au rythme de l'innovation technologique et des mutations
des marchés. Chacun doit pouvoir participer à ces changements
et valoriser son talent en faisant évoluer ses qualifications.
Je veux donner à tous la garantie personnelle de pouvoir
le faire tout au long de leur vie active.
Pour mettre en place ce droit
nouveau, je souhaite que chaque salarié acquiert un
compte formation qui, un peu comme un compte-épargne,
comportera des droits à la formation qu'il pourra utiliser
pendant toute sa carrière, y compris les périodes de
chômage. Ce grand projet devra associer les partenaires
sociaux, l'Etat et les régions. J'inviterai donc le
gouvernement à aborder cette question lors de la conférence
économique et sociale nationale que je souhaite voir
se réunir dès le début de la prochaine législature.
En parallèle, pour mettre en
place les moyens d'accueil de tous ceux qui souhaiteront
bénéficier de ce nouveau droit, je propose de faire
travailler en cohérence l'ensemble des outils d'enseignement
professionnel dont dispose notre pays. Il s'agit de
rendre plus efficaces tous les moyens disponibles, à
tous les niveaux de qualification et dans toutes les
formes d'apprentissage.
Estimez-vous
nécessaire de favoriser les nouvelles façons de travailler
que permettent les nouvelles technologies et auxquelles
aspirent les Français (le télétravail notamment)?
J'observe avec intérêt
le développement de ces formes de travail nouvelles,
qui ne sont pas encore très répandues mais prendront
sans doute plus d'ampleur dans les années à venir. Il
appartiendra en premier lieu aux partenaires sociaux
d'en délibérer, y compris à l'échelle européenne, afin
que ces phénomènes se développent sur la base du libre
choix des salariés et ne se traduisent pas par de nouvelles
formes de précarité.
Fin
de l'interview >>
|