INTERVIEW 
 
Amar Lakel
Chercheur associé au sein du laboratoire du CRIS (Centre de recherche en informations spécialisées)
Paris X - Nanterre
Amar Lakel
"L'Etat cybernétique risque de se réduire à un Etat cash machine"
Amar Lakel, chercheur en sciences de l'information et de la communication, dresse un portrait des bons et des mauvais élèves de l'e-administration, et en précise les enjeux.
(06/01/2005)
 
Accessibles sur près de 1.000 sites nationaux, les services en ligne de l'Etat ont pour objectif prioritaire d'offrir un meilleur service à l'usager et une meilleure information au citoyen. Ce discours de modernisation a légitimé la montée en puissance de l'e-administration en France depuis 1997. Avec recul aujourd'hui, Amar Lakel, chercheur en sciences de l'information et de la communication, trace un portrait en demi-teinte des sites ministériels, encore hétérogènes dans la qualité et l'offre de services offerts à l'internaute. Le fruit de son analyse, conduite en collaboration avec David Alcaud, chargé de recherche au Centre interdisciplinaire de recherches comparatives en sciences sociales, a été publié dans le numéro 110 de la Revue française d'administration publique.

JDN. Quelles sont les étapes de l'entrée de l'administration dans l'ère d'Internet ?
Amar Lakel.
L'élément déclencheur d'une politique nationale est le Programme d'action gouvernementale pour la société de l'information (PAGSI), en 1997. Mais dans un premier temps, c'est une politique de l'offre, semblable à celle engagée par le ministère de la Culture en 1995, qui sert de base au programme d'incitation. C'est la première phase des sites ministériels : des sites vitrines, sortes de plaquettes commerciales. Progressivement, ces sites sont devenus des outils d'information des citoyens et des usagers. Ainsi, depuis 2000, on a vu ces sites se scinder en deux entités : l'une se recentrant sur la fonction de représentation institutionnelle, et l'autre qualifiée de site portail. Le développement des sites thématiques, à partir de 2001, est consécutif à la mise en place en interne d'équipes compétentes. Une dernière catégorie de sites a vu le jour avec l'émergence des téléprocédures sur Internet, qui visent à offrir un véritable service en ligne. Toutefois, cette troisième génération de sites ressemble à l'Arlésienne.

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Dossier Internet public
Quel est le visage de l'Internet public ministériel français en 2004 ?
Aujourd'hui, on est à la fin de cette première phase et dans le démarrage de la seconde génération de sites. Plus de 50 % des sites ministériels sont encore des sites vitrines, ou des sites narcissiques demeurant dans une logique de pure communication. 50 % entrent dans la nouvelle génération de sites : les sites informationnels, dont la logique est de se mettre à la place de l'usager. Concrètement, 80 % des sites ont encore une dimension institutionnelle, 64 % proposent un portail, 60 % s'organisent selon des thématiques.

Existe-il encore des sites impersonnels ?
Le recul des sites impersonnels est significatif. En 2000, à peine 20 % des sites publics visaient une cible identifiable. Aujourd'hui, plus de 70 % des sites s'adressent plus ou moins clairement à une ou plusieurs cibles. Le citoyen, l'usager et le professionnel sont concernés par plus d'un tiers des sites. La presse est la seconde cible clairement identifiée. Toutefois, s'adresser à une cible n'est pas suffisant, surtout si on lui impose sa propre logique.

Quelle devrait être la logique de l'administration électronique ?

L'idéal serait de transformer la culture administrative en plaçant l'usager au coeur du service public. Cet axe prioritaire n'a que très peu d'impact sur les sites Internet. La logique de l'administration électronique serait de masquer la complexité de l'administration, en adaptant les interfaces web à la structure cognitive de l'usager. Aujourd'hui, on peut estimer que la moitié des sites de l'administration ont démarré ce processus, mais à peine un cinquième est parvenu au bout de la transformation. En effet, si cette préoccupation regroupe l'innovation technique dans l'ergonomisation des sites et l'établissement de profils des usagers, très peu de sites s'adaptent réellement à l'usager, préférant lui imposer l'organisation informationnelle telle qu'elle est disponible dans l'administration à l'usage des fonctionnaires.

Les sites d'e-commerce sont un modèle."
Quelles sont les exigences de l'usager ?
La mise en place de FAQ adaptatives et dynamiques, rassemblant non pas les questions pré-formatées du pédagogue, mais les questions effectivement les plus posées, des raccourcis qui mettent en avant les accès aux espaces les plus demandés par les internautes, une organisation du site selon les catégories d'usagers opérant des filtres successifs dès la page d'accueil, la gestion totale d'un compte personnel mémorisant le profil de l'usager afin de mieux favoriser la mise à disposition des services et des informations selon une logique "push", voilà ce qui rythme aujourd'hui le quotidien de l'internaute mis au coeur de la prestation de services marchands. En ce sens, les sites d'e-commerce sont un modèle. D'ailleurs, depuis le début, l'administration électronique s'inspire directement des projets commerciaux.

Quelles contraintes ?
La première est d'ordre politique. L'administration publique, c'est l'Etat, c'est le pouvoir régalien. Les internautes ont donc plus de réticences à communiquer leurs données personnelles. La deuxième contrainte est d'ordre légal. L'Etat n'est pas autorisé à mettre en place des systèmes de profiling, comme il en existe sur Amazon. Enfin, la dernière contrainte est d'ordre financier. Réactivité, évolution et modernisation répondent à des logiques complexes dans l'administration, selon des plans de financement à plus ou moins long terme.

L'administration doit changer de culture et se mettre au service de l'usager"
Le retard de certains sites relève-t-il d'une incompétence technique ?
Au contraire. La qualité technique est indiscutable sur la très grande majorité des sites avec l'usage de technologies dynamiques côté serveur. La présence de liens morts, de moteurs de recherche défaillants ou de pages d'informations obsolètes a atteint un niveau quasi irréductible en matière d'informatique. De fait, il faut reconnaître que l'administration française a recruté des personnes de haut niveau. Certes, il y a eu un moment de latence, car les hauts fonctionnaires ont dû acquérir de nouvelles compétences. Mais à partir de 2000, des professionnels de l'administration électronique ont émergé. Les directeurs des systèmes informatiques du public ont aujourd'hui les mêmes compétences que les DSI du privé. Au final, l'administration française a les moyens et les capacités de mobiliser de hautes compétences, mais la question est : le veut-elle ? L'administration est dans une phase où elle doit changer de culture pour se mettre au service de l'usager. C'est un problème organisationnel.

C'est-à-dire ?
Dans son organisation, l'administration électronique doit mettre en place une direction commune de projets, constituée du directeur des ressources humaines, du directeur des systèmes informatiques et des directions de services. C'est la première condition pour constituer un projet d'administration électronique cohérent et efficace. Cela exige donc des efforts au niveau de la communication interne au sein de l'administration pour modifier les cultures. Ensuite, il est nécessaire d'avoir un fort soutien des pouvoirs politiques. Il faudrait pouvoir sanctuariser les ressources allouées à la réforme de l'Etat afin que les projets d'administration électronique soient menés à terme et puissent se moderniser en permanence.

Les téléprocédures sont un projet inabouti."
Qu'en est-il aujourd'hui des sites transactionnels, dits de troisième génération ?
Force est de constater qu'à ce jour, les téléprocédures ne sont qu'un projet inabouti. Les premiers pas d'une téléprocédure consistent à obtenir par Internet des certificats administratifs, or ce type de procédure ne s'est toujours pas généralisé à l'ensemble des attestations délivrées par les services de l'Etat. Le second service, appuyé par les promoteurs de l'administration électronique, consistait à assurer la transparence des processus administratifs, qu'ils soient initiés en ligne ou pas. La connaissance des étapes des processus, le suivi de son dossier en temps réel avec la possibilité de correspondre avec le responsable auraient permis d'éviter "l'effet tunnel" si néfaste à l'image de marque de l'administration. En réalité, très peu d'administrations ont initié ce projet. Le système de paiement électronique aux administrations est quant à lui plus avancé. Il y a bien sûr le paiement des amendes, mais il y a surtout le système de télé-déclaration fiscale.

Le site des impôts est-il un modèle pour l'ensemble de l'administration ?
Les téléprocédures du ministère des Finances se veulent un laboratoire de la future administration électronique. A ce titre, le site Impots.gouv.fr représente sans aucun doute le meilleur exemple de site transactionnel à ce jour. Il vise non seulement les particuliers mais aussi les professionnels et les collectivités locales. Veille et actualité pertinente au service de l'usager sans aucun but autopromotionnel, organisation de l'information en plusieurs niveaux, guichet intelligent de contacts et de correspondance électronique permettent immédiatement de trouver l'interlocuteur pertinent avec ses coordonnées complètes, liste des questions les plus fréquentes, assistée d'un filtre ergonomique, simulation, effectuation, paiement en ligne, ou encore consultation du dossier personnel complet, font de la fiscalité française un modèle salué au niveau européen. Mais le site des impôts est un prototype de l'administration en ligne de demain, c'est-à-dire un modèle unique. Nous sommes dans une période charnière où le prototype doit s'industrialiser et se généraliser. Sinon, l'administration électronique rencontrera très vite un problème de légitimité.

Quel problème de légitimité ?
Les projets les plus aboutis en termes d'administration électronique se sont développés à partir de deux piliers de la puissance régalienne que sont la force publique et la levée de l'impôt. Le risque est de réduire "l'Etat cybernétique" à un "Etat cash machine". Concrètement, pour prélever les impôts, l'administration électronique est au point, mais quand il s'agit de rendre un service social... Cette hétérogénéité pose le problème de la légitimité de l'administration électronique vis à vis des citoyens.

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Dossier Internet public
Qui sont, selon votre analyse, les plus mauvais éléves de l'e-administration ?
Parmi les sites les plus indigents, les plus statiques et les moins dynamiques dans la relation à l'usager et aux citoyens, on trouve notamment ceux du Ministère des Solidarités, de la Santé et de la Famille (Sante.gouv.fr), du Secrétariat d'Etat aux personnes handicapées (Handicap.gouv.fr) et du Ministère de la Famille et de l'Enfance (Famille.gouv.fr). A noter certains exemples de sites ayant engagé un effort, sans pour autant offrir un service digne d'une relation à l'usager moderne : le site Enviedagir.fr du Ministère de la Jeunesse et des Sports, celui du Ministère de l'Emploi, du Travail et de la Cohésion sociale (Emploi-solidarite.gouv.fr), du Ministère de la Justice (Justice.gouv.fr) ou encore le site du Ministère de l'Ecologie et du Développement durable (Ecologie.gouv.fr). Le classement des sites s'est fait d'après leur fonction d'information au public car pour ce qui concerne les téléprocédures, la communication et la mise en réseau, les fonctions sont tout simplement inexistantes ! Cette répartition en dit long sur la culture administrative française.
 
 
Propos recueillis par Emilie LEVEQUE, JDN

PARCOURS
 
 
Amar Lakel mène actuellement une recherche sur l'analyse des fondements des politiques publiques des NTIC en France, au sein du centre de recherche en informations spécialisées (CRIS) de l'université Paris X - Nanterre.
Il a enseigné les méthodologies des sciences sociales à la Brown University à Paris.
Ses domaines de recherche sont l'étude des rapports entre infrastructures communicationnelles et gouvernance, l'analyse de la restructuration des relations entre société civile et Etat en France, et la relation entre espace public et médias.
Publication :
- Alcaud David, Lakel Amar (2004), "Les nouveaux 'visages' de l'administration sur internet : l'accès à l'information publique.", in RFAP-Revue Française d'Administration Publique, n°111, Paris, Paris : Institut international d'administration publique, 2004.

   
 
 
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