Depuis six ans, Alain Le Diberder est directeur des nouveaux programmes
de Canal Plus.
A ce titre, il a -entre autres- initié la première version du
site de la chaine en 1995, et vient d'en livrer la cinquième mouture
(lire l'article
du JDNet). Avant de prendre ses nouvelles fonctions de directeur
des programmes de Canal Numédia, il revient sur ses six ans d'activité
chez Canal Plus, et analyse les futurs enjeux de l'Internet.
Propos recueillis par Rémi
Carlioz
le 24 septembre 1999
.
JDNet
: Cela
fait près de six ans que vous êtes à la tête des "nouveaux programmes
" de Canal Plus. Aujourd'hui, vous livrez une cinquième version
du site. Qu'est-ce qui change avant votre intégration chez Canal
Numédia ?
Alain Le Diberder : Jusqu'à présent, le site était français.
Il était en tout cas conçu dans cette optique, même si 30% de
la fréquentation venait de l'étranger. Désormais, depuis mardi
dernier, il est européen. Tous les mouvements effectués sur le
site l'ont été dans une optique européenne, en particulier en
direction de l'Europe du Sud, l'Espagne et Italie principalement.
Nous embauchons sur les thèmes "européannisables", comme le foot
et le cinéma, des hispanophones, à titre d'exemple.
On
a l'impression qu'au sein des quatre parties du site, celle qui
vous correspond le mieux est "L'Autre web"
C'est vrai, c'est l'idée la plus excitante, même si ce n'est pour
l'heure qu'un bourgeon. C'est l'idée de mêler Game Boy et Guy
Sorman, le Timor et les Netman. Depuis deux ans avec Isabelle
[Astier, ndlr] nous sommes obsédés par le problème que
pose Internet dans son mélange d'immédiateté et d'éternel, de
news et de références. Avec l'Autre Web, nous avons je pense commencé
à trouver la solution, cette traduction de "l'esprit Canal", terme
qui ne convient pas, pas plus que "branché" ou autre chose. Mais
le principe est là: un melting pot, un décloisonnement des cultures.
Le
site insiste sur l'esprit communautaire. Est-ce vraiment un esprit
que l'on trouve en France, par rapport aux Etats-Unis par exemple.
Non, ni trop en France, ni en Europe. Nous fonctionnons plus à
base de passions, éphémères souvent. Comme les rollers. Et toute
communauté cherche souvent à se décloisonner, regardez ce qui
se passe chez les homosexuels. Mais le site de Canal n'est pas
centré autour d'une communauté, les thèmes y sont divers, c'est
surtout un traitement différent, notre capacité à rassembler autour
d'angles variés.
Au-delà
du contenu, quelle est l'économie du site?
Nous avons successivement traversé deux phases. La première que
je qualifierai de quasiment "clandestine", de R & D, avec peu
de moyens. La seconde plus "business". En 1997, nous avions un
budget de 4 millions de francs. Ensuite, on nous a dit: vous pouvez
maintenant dépenser ce que vous gagnez. Très tôt, on a donc eu
l'expérience de se battre pour 20.000 francs par ci par là. Si
le périmètre n'avait pas changé -avec la création de Canal Numédia-
le site aurait été bénéficiaire à la fin 2000. Mais à la limite
cela n'aurait servi à rien. Cela aurait été très bien, certes,
mais en face, nous aurions du affronter, avec l'arrivée des "venture
capitalists", des boîtes avec plus d'argent que nous. C'est
un des problèmes des sites de groupes de télévision. Nous avons
tous les atouts entre nos mains, tous les talents en interne,
mais nous sommes trop gros pour jouer les start-ups et bénéficier
de capital-risque, et trop petits par rapport aux groupes de télécoms
pour vivre de subventions croisées. Nous sommes coincés au milieu.
Avec le changement de périmètre, nous allons pouvoir embaucher,
acheter du contenu, faire de la promotion, etc. Paradoxalement,
à court terme, le compte d'exploitation va s'en trouver détérioré,
avec des ratios raisonnables tout de même puisque depuis deux
ans nous avons une bonne expérience de l'économie réelle d'Internet.
Quelles
sont les sources de revenus du site?
Il y en a classiquement trois. La publicité, avec les bannières
entre autres, fondées sur les pages vues. C'est compliqué, car
à titre d'exemple, en télé on vend de l'audience prévue, c'est
plus simple, même s'il y a des correctifs. Sur le Web, on vend
de l'audience constatée. On parle de la dictature de l'audimat,
chez nous il y a la dictature des pages vues. La deuxième
source de recettes, ce sont les ventes de contenus, à AOL, Le
Monde etc. La troisième, les pourcentages que nous touchons sur
les ventes de nos partenaires commerciaux tels que la Fnac, BOL,
etc. Le poids de ces trois postes va peut-être varier, mais ils
resteront les trois piliers des revenus du site. Les recettes
publicitaires devraient augmenter, celles liées au contenu baisser
un peu, puisque nous allons devenir importateurs de contenus,
alors que nous n'étions qu'exportateurs jusqu'à présent. Concernant
le commerce électronique, je me place plutôt à un horizon 2001.
Quelles
sont les prochaines grandes étapes ?
La première, et ce n'est pas rien, c'est que tout fonctionne.
Le rodage va nous prendre 15 jours à trois semaines. Ensuite,
notre ambition est la traduction du site, pour le sport en particulier,
son internationalisation. Cela va aller assez vite, avant la fin
de l'année pour l'Italie et le Bénélux. Nous aurons un vrai réseau
de foot au niveau international. La troisième étape, au début
de l'an 2000, consistera à procéder à des acquisitions. Je ne
vous en dirais pas plus, mais c'est lié au contenu.
Canal
Plus a proposé en 1998 un accès à Internet par Satellite. Allez-vous
continuer, ou proposer une nouvelle offre à haut débit ?
On va attendre. Nous avons tenté l'expérience du satellite de
mai à juillet 1998. Il s'agissait d'un test marketing, de niveau
de prix. Mais à 200/300 francs, cela restait trop cher par rapport
à l'abonnement classique. De nombreux paramètres sont à prendre
en considération. Le prix bien sûr, au regard de l'abonnement
proposé. Mais aussi la qualité. Sans commenter les problèmes de
Cybercâble, on voit qu'on ne peut plaisanter avec la qualité
du contenu, et que les clients sont d'une sensibilité extrême.
Il ne s'agit pas d'une question de savoir-faire, nous l'avons.
Mais lorsque je regarde en Amérique du Nord, ou les expériences
par satellite, câble ou ADSL, j'ai l'impression que personne
ne gagne d'argent, à vue humaine en tout cas. On pourrait le faire,
mais est-ce une bonne idée ?
Et
Canal Plus ISP ?
Il n'y a pas de dossier de ce type en cours. L'axe de Canal Numédia,
ce sont les contenus. Ca, nous savons faire. Notre économie repose
sur l'offre de contenus et de services au plus grand nombre. Il
y a une loi: pour être fort, il faut l'être dans le moyen le plus
rustique. Pour la télé, c'est la bonne vieille télé hertzienne.
Pour Internet, c'est pareil. Notre plan repose d'abord sur le
bas débit. Il y a pléthore d'offres de bas débit. Est-ce rentable
que nous nous y engagions ?
Et
au niveau de Vivendi +?
Je ne sais pas. Le Groupe Vivendi a une particularité : il y a
une vraie tradition de collaboration réelle et contractuelle entre
ses différentes entités, contrairement à d'autres. Sans attendre
Vivendi +, le premier CD Rom que nous avons sorti l'a été avec
Havas. Le Deuxième monde avait comme annonceurs SFR, Tam Tam et
Havas On Line. Il y a là un vrai terreau, une collaboration spontanée
en ligne. Ce n'est pas une nouveauté pour nous, par exemple, que
de dire que nous allons bosser avec la Comareg et Bonjour.
Vous
avez environ 14 millions d'abonnés en Europe. Pourquoi ne pas
leur proposer quelque chose de spécifique sur le Web?
D'abord nous le faisons, en Espagne, avec un ISP payant réservé
aux abonnés de Canal Plus. En France, le pourcentage d'abonnés
également internautes reste trop faible, de l'ordre de un sur
cinq mettons. Nous avons fait le choix d'offrir cela à tout le
monde, "en clair". Lorsque le ratio changera et que, par exemple,
50% de nos abonnés auront Internet, la question deviendra légitime.
Deux stratégies alors : soit fournir un "service plus" sur le
web sous abonnement, éventuellement gratuit, soit fermeture totale
du site aux non abonnés. Nous verrons.
En
dehors du site et de Canal Plus, quelles sont les tendances qui
vous marquent sur le Net aujourd'hui?
J'en vois deux. La première, c'est la décantation entre grosses
machines et amateurs. Il n'y a pas beaucoup de place entre les
deux. Les amateurs ont des qualités, ils sont médiatiques, jeunes,
beaux, tout ça. Ils constituent en permanence une menace pour
les autres et pour nous. Même si notre offre foot sur le web est
impressionnante, je ne suis jamais tranquille. Il suffit qu'il
y ait quatre étudiants dans un IUT à Tarbes qui s'y mettent et
c'est une menace. Mais c'est en général éphémère, ils revendent
ou ils arrêtent. Cela pose un autre problème : celui du droit
du travail. En télé ou en radio, on est quand même à l'abri de
ça. Sur le Net, chez les amateurs, non: on pique les droits, on
promeut une "économie de stagiaires", on fonctionne
avec des bénévoles. Le vrai défi est là : concilier le professionnalisme
qui respecte le droit du travail -peut-être un peu agaçant avec
le côté " World Company -, avec la qualité, la fraîcheur des amateurs.
On avait le cas à la radio au début des années 80, et les amateurs
ont disparu. Sur le Web, ils ne disparaîtront pas.
Il y a a une autre toile de fond juridique : qu'est-ce que l'acte
de faire un site web ? Est-ce une publication ? Quelle responsabilité
? La réponse est double : soit on dit qu'un site n'est pas une
publication mais, pour simplifier, une correspondance privée,
et alors on installe durablement une économie duale. Ou on assimile
cela à une publication et on risque une police et une moralisation
des sites. C'est compliqué. Je pense au droit de réponse, qui
est tout de même un élément fondamental. Si les amateurs n'y sont
pas soumis, alors on entre dans le règne de la calomnie avec des
moyens décuplés. Un site c'est quoi ? Un graffiti ou une publication
? Enfin, peut-on être amateur et avoir des recettes ? Depuis le
moyen-âge, le commerçant à un seuil, une patente etc. La
liberté d'expression individuelle, d'accord. Mais si un amateur
a des liens avec Amazon ou Boxman, il devient alors commerçant.
Et
la deuxième tendance ?
C'est la question des marques. Il y a une richesse et une complexité
croissante de l'offre, et d'un autre côté les chiffres que nous
donnent MediaMetrix font resortir des marques établies comme Yahoo,
ou des grandes marques déjà présentes avant le Web. Tout marche
comme si les moteurs de recherche ne fonctionnaient pas. J'ai
l'impression que du côté des consommateurs, dans cette deuxième
génération d'internautes, la curiosité est beaucoup plus faible
qu'avant. Il faut réfléchir au public. C'est ce que nous tentons
de faire avec l'Autre web. Regardez la presse magazine. Elle est
faite de nombreuses niches, mais elle reste très généraliste.
Les magazines de jeunes parlent sport, BD, vélo, cinéma etc. Les
gens, depuis une niche, essayent de devenir généralistes. Sur
le Web, c'est plus compliqué, on n'est pas prisonnier de l'achat
du journal. Si vous achetez "Télé Poche" pour faire
les mots croisés, s'ils ne vous plaisent pas, vous les faites
quand même parce que vous avez acheté "Télé Poche".
Sur le Web non. Cela induit un manque de cohérence.
Quels
sont les sites que vous allez voir ?
Je vais vous montrer mes "favoris", c'est plus simple. J'aime
bien Infind.
J'aime bien l'idée que l'on me demande combien de temps je souhaite
attendre avant d'avoir ma réponse, et la fiabilité est en général
supérieure aux autres moteurs. J'aime bien news.com,
que je regarde tous les jours. Et aussi, excusez du manque d'originalité,
MSNBC. Je regarde
aussi Astronomy
Picture of the day, le site de la Nasa, avec une image et
son commentaire différents chaque jour. Et bien sûr, je consulte
nos statistiques de consultation du site, une sorte de Web Trends
un peu bricolé, car nous avons 14 serveurs, certains en NT, certains
sous Unix, etc.
Vous
achetez sur le Net ?
Oui beaucoup, de tout. Sur Amazon
pour les livres et les disques, pour les cadeaux aussi. Ils livrent
vite, je n'ai jamais eu de problèmes. Quoique pour les disques
je préfère Tunes,
c'est une merveille. Ils ont une très bonne personnalisation,
et ils vous apportent des services gratuits, comme la gestion
de votre discothèque. C'est malin: ils gèrent votre discothèque
sans rien vous demander, puis un jour, ils vous disent " Ah, tiens,
vous avez tous les Wes Montgomery, comment se fait-il que vous
n'ayez pas celui-ci ? Vous l'avez en cassette ou quoi ? ".
Que
détestez-vous sur le Net ?
Je n'aime pas les pop-up. J'aime bien maîtriser mon écran. Je
ne suis pas fan de Shockwave Flash non plus. Pour des menus, si
c'est pour faciliter la navigation ça va. Mais sinon c'est plutôt
un délire de graphiste qui se fait plaisir. Regardez notre opération
"Eclipse de Luna" qui s'est très bien passée. Et bien cela aurait
pu encore mieux se passer s'il n'y avait pas eu de Flash, et on
n'aurait pas reçu de mails de gens chez qui ça ne marchait
pas. Et naturellement, je n'aime pas la pédophilie.
En
fait, vous n'aimez pas la pédophilie en Flash avec des pop-up...
Oui,
c'est ca, avec en plus des caractères coréens à télécharger chez
Microsoft.
Alain Le Diberder, 44 ans, est normalien, agrégé de sciences-sociales,
docteur en économie des télécommunications. Il a été conseiller
technique au cabinet de Jack Lang, au ministère de la Culture
(1989-1991), conseiller d'Hervé Bourges, président d'Antenne 2/France
3 (1991-1992), directeur de la recherche et des études
de France Télévision (1992-1994), Directeur des Nouveaux programmes
de Canal Plus (depuis avril 1994). Il devient Directeur des programmes
(titre non définitif) de Canal Numédia, présidée par Alex Berger).
www.canalplus.fr en chiffres :
Date
de création
|
28
août 1995
|
Fréquentation
|
10 millions de pages vues par mois
|
Partenariats
|
AOL France, Le Monde Interactif, Lycos,
PSG, FNAC, Ecran Total, etc.
|
Effectifs |
50 personnes |
Budget
|
17
millions de francs (1999) |
Annonceurs |
Avenir,
Avis, Canon, Bonjour, Electrolux, Nike, etc. |
Prévision
chiffre d'affaires
|
14
millions de francs pour 1999 |