INTERVIEW
 
Présidente
Jap'Presse
Riyako Suketomo
"Au Japon, toute une chaîne de valeurs compose l'Internet mobile"

Photo réalisée à Yokohama grâce au service Sha-Mail de J-Phone. Sha-Mail permet de prendre une photo avec un téléphone mobile puis de l'expédier directement par e-mail.

Bienvenu au pays de l'Internet mobile. Avec plus de 50 millions d'abonnés qui ont accès à la Toile via leur téléphone portable, le Japon est le seul pays au monde à disposer d'un parc Internet mobile supérieur au parc Internet fixe. Vue d'Europe, cette particularité nippone a engendré des développements aux allures avant-gardistes. Loin de se contenter de cette première percée, les opérateurs japonais enfoncent aujourd'hui le clou en s'ouvrant à la communication mobile globale. Photos, vidéos, jeux, chats, GPS et services déferlent sur un marché qui, depuis la rentrée 2001, fait ses premiers pas dans la téléphonie 3G. Riyako Suketomo, présidente et fondatrice de Jap'Presse, une agence de conseil et de veille spécialisée sur les marchés NTIC asiatiques, dresse le portrait de ce Japon sans fil.

07 juin 2002
 
          

JDNet. Quelle est aujourd'hui la cartographie du marché de l'Internet au Japon ?
Riyako Suketomo. Selon les derniers chiffres du ministère des Télécommunications, le Japon compte 69,7 millions d'abonnés au téléphone mobile. Parmi eux, 52,9 millions sont abonnés à un service Internet mobile. Parallèlement, 27,4 millions de japonais sont abonnés à un service Internet fixe. L'offre RTC reste majoritaire pour cette population avec environ 23 millions d'abonnés. Mais l'ADSL se développe très rapidement et gagne 300 000 nouveaux abonnés par mois. Un autre marché commence à émerger : l'accès très haut débit FTTH, Fiber to the Home, à 100 Mbps. Aujourd'hui 35 000 abonnés bénéficient du FTTH et le rythme de progression mensuel est de 8 000 abonnements.

Comment s'explique cette forte pénétration de l'Internet mobile ?
La réponse est historique. Les premières offres d'abonnement à l'Internet fixe étaient très chères au Japon en raison de la politique tarifaire de NTT sur les télécommunications. Quand est apparu l'i-Mode en février 1999, développé par NTT DoCoMo, une structure indépendante de NTT, l'éléctrochoc commercial a été immédiat : plus besoin de PC, de FAI et d'investir dans un forfait onéreux pour surfer. Les nombreuses campagnes publicitaires de NTT DoCoMo ont fait le reste. Cette différence de tarif entre le fixe et le mobile reste encore valable aujourd'hui. Un abonnement ADSL coûte envrion 3 000 yens par mois, soit 26 euros. Un abonnement i-Mode de base est à 300 yens par mois, soit environ 3 euros.

Quels sont les acteurs en place sur le marché de l'Internet mobile ?
Ils sont trois opérateurs, avec en tête l'i-Mode de NTT DoCoMo, le pionnier, qui compte 32,6 millions d'abonnés. Arrivent derrière KDDI, avec son service EZweb qui revendique 12,4 millions d'abonnés, et J-Sky de J-Phone avec 10,3 millions d'abonnés. Dans le même temps, deux de ces trois opérateurs ont déjà lancé des offres 3G. DoCoMo a été le premier, en septembre 2001, avec son service Foma qui offre un débit de 384 Kbps. Foma compte aujourd'hui plus de 100 000 utilisateurs. KDDI a lancé en avril dernier son service CDMA à 144 Kbps. En un mois, 330 000 abonnés ont été enregistrés.

Quelle utilisation de l'Internet mobile pratiquent les 52 millions d'abonnés japonais ?
La première utilisation est l'e-mail. On voit déjà le succès du SMS en Europe : on peut facilement transposer ce phénomène mais en étant dans une logique courrier électronique. Le succès est tel que sur l'i-Mode l'un des grands problèmes actuels est le spamming. Les adresses e-mails de DoCoMo sont élaborées à partir du numéro de téléphone de l'abonné, par exemple 090123@docomo.ne.jp. Dans ces conditions, il est très facile d'opérer une opération de mail-marketing sauvage en générant au hasard des numéros de téléphone. NTT DoCoMo travaille sur le sujet pour que les adresses e-mails soient personnalisables avec des caractères alphabétiques.

Hormis l'e-mail, quelles sont les autres utilisations ?
On retrouve beaucoup de services communautaires, des chats, des jeux, des rubriques d'information et des clubs de rencontre. Le m-commerce est également très actif. L'année dernière, il a généré un chiffre d'affaires de 120 milliards de yens, soit 1 milliard d'euros. 70 % du marché du m-commerce proviennent des logos et des sonneries pour téléphone. La réservation dans le secteur du voyage est également un secteur qui marche bien avec un chiffre d'affaires de 100 millions d'euros en 2001.

Finalement, le m-commerce japonais n'est pas très éloigné du modèle européen où les sonneries et logos font une percée remarquable...
Dans un sens, oui. Mais au Japon il y a toute une chaîne de valeurs dans l'Internet mobile qui n'existe pas encore en Europe. Sur l'i-Mode, il existe aujourd'hui plus de 50 000 sites différents, officiels ou non, dont des sites perso. Très tôt, les opérateurs japonais ont compris qu'il était dans leur intérêt de s'appuyer sur les fournisseurs de contenu pour élargir le marché. On est très loin de la logique "Wap lock" tentée par les opérateurs européens. Le portail i-Mode de NTT DoCoMo comprend 3 000 sites officiels : pour y entrer, un site doit juste respecter une charte et générer un certain niveau de trafic. Il s'agit d'un donc d'un classement. Les sites n'ont pas à payer un ticket d'entrée pour y figurer. Le système de réversement s'apparente, lui, au Minitel : 91% des revenus sont reversés aux fournisseurs de contenu. La plupart des services payants mobiles sont proposés pour un abonnement d'environ 300 yens par mois, soit environ 3 euros. 91 % de ce montant va à l'éditeur du service.

Pourquoi cette chaîne de valeurs ne s'est-elle pas encore développée en Europe ?
La charnière opérateurs-fournisseurs de contenu ne représente qu'une partie de cette chaîne de valeurs. Le lien entre les opérateurs et les constructeurs de téléphones mobiles est également très important. NTT DoCoMo a imposé des spécifications techniques précises sur les terminaux i-Mode. Les téléphones sont très ergonomiques, disposent d'un écran large, d'une meilleure qualité sonore et s'utilisent tous de la même façon. En suivant ce même principe, l'opérateur KDDI et son service EZweb, pourtant développé à partir de la technologie Wap, ont rencontré un important succès commercial. En Europe, les constructeurs de téléphones mobiles, tout comme les opérateurs, font preuve d'indépendance et cherchent à s'imposer tout au long de la chaîne. Chacun essaye de tirer la couverture et au total, le marché ne décolle pas.

Avec une collaboration plus harmonieuse entre les constructeurs, les opérateurs et les éditeurs, l'Internet mobile européen pourrait donc décoller...
Sur le papier, la réponse est oui. Mais il suffit que l'un des éléments pèche pour que le marché ne décolle. On l'a déjà vu avec le Minitel qui n'a jamais réussi à s'imposer en dehors de la France.

Quelles sont les nouvelles applications qui apparaissent aujourd'hui dans l'Internet mobile japonais ?
L'une des grandes tendances est l'arrivée de la photo et de la vidéo mobiles. L'été dernier, J-Phone a lancé le service Sha-Mail (Ndlr : Sha est un diminutif de photogarphie en japonais). Avec des téléphones mobiles équipés d'un objectif, Sha-Mail permet de prendre des photos et de les expédier directement en pièces jointes par e-mail. Ce service compte aujourd'hui plus de 4 millions d'utilisateurs. NTT DoCoMo vient d'ouvrir un service similaire baptisé i-Shot : chaque photo expédiée est facturée 17 yens, soit environ 0,15 euro. Sur le plan de la vidéo, Foma, le service 3G de NTT DoCoMo, propose le service visiophone. KDDI a, lui, lancé Movie Keitai, une offre de distribution de vidéo sur les téléphones mobiles. Ce service est associé à GPS Keitai qui offre une navigation par satellite. KDDI a engrangé un million d'utilisateurs pour ces deux services en cinq mois.

Existe-t-il un marché publicitaire sur les sites mobiles ?
Tout à fait : on retrouve des bannières, des sites produits et, surtout, des opérations de mail-marketing, notamment à l'origine des problèmes de spamming. Ce qui est de plus en plus exploité, c'est l'interactivité avec les autres supports. Les publicités dans la presse ou à la télévision renvoient aujourd'hui systématiquement vers une adresse mobile. Depuis décembre dernier, KDDI teste également la diffusion de spots vidéo sur les téléphones mobiles. Ces spots, qui peuvent être envoyés en même temps qu'une diffusion télé, comportent un lien permettant à l'internaute d'aller vers un site ou d'entrer en contact par e-mail.

Dans l'Internet fixe, en avril dernier, quatre FAI japonais se sont regroupés pour former un consortium : NEC, Matsushita Electric Industrial, KDDI et Japan Telecom. Pourquoi ce regroupement ?
Le paysage de l'Internet fixe au Japon est très particulier en comparaison de l'Europe : les marques d'électronique grand public y jouent un rôle clef. Par exemple avant la naissance de ce consortium, @nifty, le service FAI de Fujitsu, était en tête avec 5 millions d'abonnés. Toutes les marques d'électronique se sont lancées sur ce marché en distribuant des kits de connexion avec leurs produits. Maintenant que l'accès Internet se rationalise, ces mêmes acteurs se regroupent afin de fédérer leurs ressources et de diminuer le niveau d'investissement. C'est un mouvement comparable à ceux vécus en Europe et aux Etats-Unis, où bon nombre de FAI ont fermé ou ont été achetés. Mais s'agissant au Japon de grands groupes, qui tiennent à leur image de marque, la porte de sortie passe par un regroupement.

Quelles sont les autres grandes caractéristiques du marché Internet japonais ?
Comme dans beaucoup de secteurs d'activité, c'est un marché très fermé au plan national. Les acteurs étrangers qui se sont implantés au Japon ont dû s'appuyer sur des alliances locales. Par exemple Vodaphone est présent via les 26 % du capital de J-Phone qu'il détient. AOL Japan est détenu à plus de 40 % par NTT DoCoMo et Yahoo Japan à 51 % par Softbank.

La période d'euphorie de la Nouvelle Economie en 1999 et 2000 a-t-elle était aussi marquée au Japon ?
Tout à fait : on a vu des centaines de sociétés se monter sur tout et n'importe quoi. La seule différence est que les projets portaient, bien évidemment, sur l'Internet mobile. En revanche, l'activité de capital-risque étant très limitée au Japon, ce sont surtout les aides gouvernementales qui ont financé et soutenu cette période d'investissement.

Quelle a été la figure emblématique de cette période au Japon ?
Sans conteste Son Masayoshi, le PDG de Softbank, qui a investi dans l'Internet entre 1999 et 2000 plus de 290 milliards de yens, soit environ 2,5 milliards d'euros.

Qu'est-ce que vous aimez dans l'Internet japonais ?
Le niveau de créativité, le sens du marketing et de la relation client.

Et dans l'Internet français ?
Les portails d'information : ils sont très bien faits et de plus en plus réactifs.

A l'inverse, qu'est-ce que vous détestez dans l'Internet japonais ?
La qualité graphique des sites qui laisse réellement à désirer.

Et dans l'Internet français ?
Le sens de la relation client qui n'est pas encore suffisamment développé.

 
Propos recueillis par Ludovic Desautez

PARCOURS
 
Diplomée de la Nihon Daïgaku (l'Université du Japon) en licence de Broadcasting puis de la Sorbonne, Riyako Suketomo a collaboré chez Radio France Internationale, puis à la Maison de la Culture du Japon à Paris avant de fonder Jap'Presse en mars 2001. Créée par une équipe franco-japonaise, regroupant des profils techniques et business, Jap'Presse est une agence de conseil et de veille spécialisée sur les marché des NTIC en Asie (Japon, Corée du Sud).

   
 
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