JDN.
Comment analysez-vous l'appropriation des nouvelles
technologies de communication par les jeunes ?
Serge Tisseron.
Ce qui me frappe, c'est l'encouragement que les jeunes
trouvent sur Internet à adopter des identités d'emprunt
pour entrer en relation avec leurs pairs. Jusqu'ici,
les gens étaient obligés d'entrer en relation à visage
découvert. Certes, on peut cacher son statut social
ou ses intentions, mais pas son apparence. A travers
la pratique de l'Internet (chat, forums, jeux en réseau),
on peut entrer en relation en masquant son âge, son
sexe, sa couleur de peau, bref, toutes ses caractéristiques
visibles. Cela explique en grande partie cet engouement
extraordinaire. Mais cela s'accompagne aussi chez les
jeunes d'une relation différente à leur identité et
leur image. Ces technologies modifient la manière de
percevoir les autres et soi-même. J'en veux pour preuve
qu'aujourd'hui, le pré-adolescent et l'enfant ont une
plus grande distance par rapport aux photographies qui
les représentent. Ils acceptent qu'une image d'eux-mêmes
ne soit rien d'autre que l'équivalent d'un avatar utilisé
pour les représenter, sans aucun souci de ressemblance.
Quel
est intérêt de l'Internet dans la rencontre
avec l'autre ?
Jadis, il existait des rites
de rencontre entre les sexes qui étaient instaurés par
le groupe. Par exemple, lors du conseil de révision,
les garçons se voyaient décerner un badge "bon pour
les filles" qui les incitaient à aller ensuite tous
ensemble au bordel. A notre époque, la difficulté est
de gérer seul la rencontre avec l'autre sexe. D'où l'intérêt
des rencontres anonymes sur le Net. L'avantage est qu'il
permet à chacun de se retirer à tout moment de la relation
engagée sans avoir de compte à rendre. On apprivoise
ainsi petit à petit l'idée de la rencontre réelle. On
part d'une identité masquée, puis on réajuste au fur
et à mesure la présentation que l'on donne de soi et
celle qu'on a de l'autre, jusqu'au moment où l'on décide
éventuellement de se voir "pour de vrai". A ce moment
là, on est obligé de jouer carte sur table et de se
décrire tel qu'on est en réalité afin de pouvoir se
rencontrer. Internet permet donc à certains jeunes aujourd'hui
de lutter contre la peur de s'engager trop rapidement
dans une relation dans laquelle ils craignent de se
sentir "prisonnier ", et d'apprivoiser la relation
peu à peu. Dans certains cas, il est vrai, ces rencontres
"virtuelles" peuvent aussi se substituer aux rencontres
réelles, mais c'est assez rare.
"Le
Net provoque l'isolement des jeunes". Pour vous,
c'est une idée reçue ?
Oui, le passage par le Net est souvent
un prélude à la rencontre réelle. D'ailleurs, les jeunes
qui participent à des jeux en réseau ou qui se rendent
dans les forums et les chats ont envie de se rencontrer
dans la réalité. Le grand danger du Net est plutôt lié
au risque de laisser croire à des jeunes fragiles que
leurs interlocuteurs sont tels qu'ils se présentent
à eux sur le réseau. C'est sur cette naïveté que jouent
les pédophiles qui draguent par Internet. C'est pourquoi
ce n'est pas en interdisant aux jeunes l'usage du Net
qu'on les mettra à l'abri, mais bien plutôt en les aidant
à mieux comprendre les règles qui le régissent. Le Net
est une vaste machine à faire se rencontrer des avatars
bien plus que des personnes réelles. De ce point de
vue, c'est un peu comme dans la vie réelle, mais poussé
beaucoup plus loin. La question de l'identité est au
coeur de la problématique de la vie sociale : un artiste
ou un homme politique se construit une image médiatique
qui ne correspond pas forcément à sa réalité. Internet
surfe sur ce désir de tromper notre entourage, mais
ne le crée pas. En plus, je trouve que les jeux en réseau
sont formidables pour comprendre ce mécanisme, et pas
du tout dangereux comme les chats, parce que le risque
de confondre le joueur avec son avatar est d'emblée
écarté. On sait bien qu'on n'a pas affaire à un sorcier
ou à un chevalier " pour de vrai " ! Ces jeux apprennent
aux plus jeunes une règle majeure du Net.
Toujours
dans la lignée des faux débats, l'univers
virtuel du Net coupe-t-il les jeunes de la vie réelle
?
Non. C'est le même faux procès que l'on
a fait aux jeux de rôle. Les jeunes qui sont en crise
identitaire grave et qui confondent l'autre et eux-mêmes
vont évidemment courir le risque de se confondre aussi
avec les personnages de fiction, mais il ne faut pas
généraliser. La technologie de l'Internet est plutôt
annexée par les jeunes dans leur désir de résoudre ce
malaise et de renforcer leur repère identitaire plutôt
que pour s'y perdre un peu plus.
Comment
expliquer le succès auprès des jeunes
d'outil de communication comme les forums, les chats
ou les messageries instantanées ?
C'est un point que j'ai évoqué dans mon ouvrage L'intimité
surexposée. Nous avons tous le désir de faire valider
par nos interlocuteurs certains aspects de nous-mêmes
qui nous paraissent importants et sur lesquelles nous
nous sentons parfois un peu seul. Par exemple, si j'aime
la chasse aux papillons, je cherche dans mon entourage
proche la personne qui partage ma passion. Sans forcément
la trouver d'ailleurs. Sur Internet, on peut faire valider
ses désirs les plus intimes dans un cercle élargi, et
même par des inconnus. Du coup, aujourd'hui, le lieu
de reconnaissance est beaucoup moins la famille. Je
dirais même qu'Internet se présente comme le principal
concurrent du cercle familial. Le risque n'est pas la
désocialisation via Internet, mais la socialisation
ailleurs que dans le groupe de référence traditionnel.
Il est vrai que pour certains parents désireux de garder
leur jeune proche d'eux le plus longtemps possible,
c'est vécu de la même façon.
Comment appréhender
les codes spécifiques de communication qui apparaissent
dans les nouvelles technologies (smiley's, abréviations
chat, etc.) ?
A mon avis, plus les codes propres à
Internet seront originaux, plus leurs risques de propagation
à d'autres domaines seront faibles. Dans l'éducation
traditionnelle, on apprend malheureusement souvent ce
qui serait une bonne manière de s'exprimer et d'écrire
sans préciser que cet usage n'est valable que dans certaines
circonstances. On ne souligne jamais assez la relativité
des langages. Internet peut permettre de comprendre
plus vite qu'il n'y a pas une "bonne" façon de s'exprimer,
mais autant de "bonnes" façons que de lieux et d'usages.
Tout est affaire d'adéquation.
Comment
promouvoir l'usage du Net dans un cadre scolaire ?
C'est une erreur d'avoir présenté Internet
uniquement sous l'angle d'une super bibliothèque de
contenus, que ceux-ci soient d'ailleurs reconnus comme
valables ou non. L'accent devrait plutôt être mis sur
la manière dont Internet permet de comprendre la fabrication
des savoirs. L'enrichissement mutuel des contributions
de plusieurs participants d'un forum, qui parviennent
peu à peu à construire une pensée cohérente, est un
exemple formidable d'élaboration de la pensée par la
confrontation et les échanges.
Pour reprendre le sous-titre
de l'ouvrage Les Enfants-Puce de Christine Kerdellant
et Gabriel Grésillon (1), comment Internet "fabrique
les adultes de demain" ?
Le Net introduit des changements de perception
aussi importants que ceux qui ont accompagné l'apparition
du train ou de l'avion. Il crée un rapport différent
à l'espace et à la durée. D'abord, le Net contribue
au sentiment de faire partie de la même planète chez
ses utilisateurs, et cela intervient à mon avis dans
la conscience du monde qu'ont les jeunes - on le voit
par la place qu'ils prennent dans le mouvement altermondialiste.
Ensuite, le temps est réduit : l'impatience de la réponse
est incroyable dans les forums et les messageries. Enfin,
avec le Net, des inconnus me parlent de leur intimité.
N'oublions pas qu'avant l'invention du téléphone, les
gens ne parlaient de leur intimité que lorsqu'ils se
voyaient. Avec le téléphone, des personnes que je connais
me parlent de leur intimité sans que je les vois. Mais,
avec le développement de l'Internet, on atteint un degré
de plus. Des gens que je ne connaîtrai jamais me parlent
de leur intimité. Et cela donne le sentiment que l'espace
entre les personnes est bien plus court.
En général,
les psychanalystes sont-ils branchés Internet
?
Je crois qu'il n'existe pas de forum
Internet dédié à notre profession. J'ai une usage professionnel
du Net limité car je fais partie d'une génération qui
a appris à dactylographier tard et lentement. Si j'avais
à ma disposition un outil absolument fiable me permettant
de retranscrire ma parole sur mon PC, je l'adopterais
sûrement.
Personnellement, comment utilisez-vous
Internet ?
J'utilise beaucoup la messagerie électronique.
Je joue un peu à des jeux en réseau type Dark Age
of Camelot par fascination et curiosité pour ce
mode de relation.
Quel est votre site Internet
favori ?
Je préfère lire les versions papier des
journaux. J'utilise Internet essentiellement pour la
recherche d'informations. Une fois les éléments trouvés
en ligne, j'en fais une impression papier que j'emporte
avec moi.
En
tant qu'auteur de Tintin chez le psychanalyste (publié
en 1985), avez-vous été tenté de
visiter le site Tintin.com ?
Je vous confie que je n'y suis pas allé.
Je regrette que les héros imaginés par Hergé ne soient
pas dans le domaine public. La popularité d'un héros
de fiction se mesure à son degré d'appropriation par
son fan club. Et on peut faire beaucoup de chose avec
Tintin ! Les nouvelles technologies, c'est la liberté
d'appropriation de tout par chacun. Si cela se fait
autant, c'est parce que ça correspond à un désir et
à une nécessité psychique : nous ne nous approprions
bien que ce avec quoi nous pouvons jouer et que nous
pouvons transformer. Avant, cela ne se faisait qu'avec
le langage, mais maintenant, grâce aux technologies
numériques et à l'Internet, ce même désir passe aussi
par les images. C'est pourquoi je regrette que nous
n'ayons pas la liberté de jouer avec Tintin, de modifier
son image, de la mettre en ligne, ou de le caricaturer
sous peine de poursuite.
(1) Les Enfants-Puce, Comment Internet et les jeux
vidéos fabriquent les adultes de demain. Christine
Kerdellant et Gabriel Grésillon
(2003, Editions Denoël)
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