Chaque
semaine, gros plan sur la loi et l'Internet
Les
FAI français face aux contenus illicites hébergés hors de
France
-
Mardi 28 août 2001 -
L'affaire opposant l'association "J'accuse" à
l'AFA et à treize fournisseurs d'accés est fondamentale
pour toutes les parties en présence puisqu'elle soulève
de véritables questions de principe.
par
Vincent Fauchoux,
Avocat Associé,
Deprez Dian Guignot
|
La
délicate question de la responsabilité des fournisseurs d'accès
français pour contenus illicites hébergés hors de France vient
d'être examinée dans le cadre d'une ordonnance de référé du
Président du Tribunal de Grande Instance de Paris du 12 juillet
2001 dans une affaire opposant l'association "J'Accuse!"
à l'Association française des fournisseurs d'accès (AFA)
et treize fournisseurs d'accès et prestataires techniques
d'Internet.
Les faits
de l'espèce étaient les suivants : Le site portail Front14.org
créé et hébergé (au moins jusqu'à l'assignation) dans l'Etat
de l'Alaska (USA) fédère et/ou anime un nombre important de
sites racistes, antisémites, xénophobes, nationalistes et
suprématismes "dédiés" au combat contre les "sous-races, la
juiverie, la dictature juive et l'envahissement islamique"
et à l'affirmation de "la supériorité de la race aryenne",
et leur offre un large éventail de services en ligne allant
du courrier électronique, à la publicité et à l'animation
des sites, outre leur hébergement et leur référencement. Il
s'agissait en quelque sorte d'un "portail international de
la haine", fédérant de nombreux sites autour de ce thème.
L'Association J'Accuse! reprochait à l'AFA et aux treize
FAI de ne pas vouloir bloquer techniquement l'accès à ce portail.
A l'appui
de sa demande, l'Association soutenait que ses multiples démarches
auprès du fournisseur d'hébergement pour obtenir la cessation
de l'hébergement de ce site étaient demeurées vaines et estimait,
dans ces conditions, que seuls les fournisseurs d'accès nationaux
pouvaient, à l'instar de leurs homologues suisses, mettre
un terme au trouble résultant de la possibilité d'accéder
à ce site, d'en visualiser le contenu et de pratiquer des
échanges à connotations essentiellement racistes. Il était
donc demandé au Juge des référés d'ordonner, sous astreinte,
aux défenderesses, de prendre toutes les mesures de nature
à rendre impossible toute consultation à partir du territoire
français par leurs abonnés respectifs situés sur ce territoire
du site Front14.org et des sites utilisateurs ou hébergés
ou présentés et qu'elles soient condamnées chacune à verser
à l'Association demanderesse la somme de 1 euro à titre de
dommages intérêts provisionnels, outre celle de 3000 euros
sur le fondement de l'article 700 du nouveau code de procédure
civile. Différents intervenants volontaires dont la Licra
étaient ensuite venus appuyer la demande de l'Association
J'Accuse!
Les fournisseurs
d'accès :
- dénonçaient tout d'abord le caractère collectif et indéterminé
de la mesure sollicitée, en soulignant que certains sites
désignés étaient en construction, que d'autres ne véhiculaient
pas un message manifestement illicite, que d'autres encore
dont les contenus étaient publiés en langue étrangère ne visaient
manifestement par les internautes se connectant depuis le
territoire national, et qu'enfin une quarantaine de sites
désignés n'étaient pas accessibles par suite d'un filtrage
mis en place par l'hébergeur.
- insistaient ensuite sur la nécessité de désigner préalablement
les URL des sites dont le contenu était manifestement illicite
et de mettre en cause leurs auteurs et animateurs ;
- opposaient enfin à la demande l'existence d'une contestation
sérieuse et exclusive de la compétence du juge des référés
tirée du fait que les fournisseurs d'accès, en leur qualité
d'opérateurs de services de télécommunication soumis au Code
des Postes et Télécommunications, sont tenus à une obligation
de neutralité du transport de l'information et à une obligation
de respect du secret des communications que le Juge des Référés
ne peut modifier en y ajoutant d'autres obligations, sauf
à violer le principe de séparation des pouvoirs de l'article
5 du Code civil.
Les fournisseurs
d'accès contestaient ainsi avoir une "obligation naturelle
d'agir", selon eux contraire aux textes qui régissent leur
activité et même aux dispositions de la loi du 1er août 2000.
Ils soutenaient en outre que les mesures sollicitées ne mettraient
en aucun cas un terme au trouble allégué, les sites litigieux
pouvant demeurer accessibles par d'autres fournisseurs d'accès
non présent à la cause. Enfin, les fournisseurs d'accès ont
fait valoir les diverses initiatives qu'ils ont prises dans
les limites de leurs possibilités légales pour supprimer ou
au moins limiter l'expression des comportements racistes sur
le web, notamment par les nombreux avertissements en direction
des utilisateurs et le rappel à ceux-ci des initiatives qu'elles
se réservent de prendre en cas de constatation de violation
des conditions générales d'utilisation des services.
La portée
de cette affaire était donc fondamentale pour toutes les parties
en présence puisqu'elle soulevait de véritables questions
de principe :
- il est en effet essentiel pour les fournisseurs d'accès
de ne pas voir leur responsabilité engagée au titre des contenus
illicites auxquels ils donnent accès et sur lesquels ils n'exercent
aucun contrôle ;
- il est tout aussi essentiel pour des associations de lutte
contre le racisme de faire bloquer en France l'accès à ces
contenus manifestement contraire aux valeurs fondamentales
de notre pays, sanctionnées par des dispositions pénales.
La question
qui était ainsi soumise au Juge des référés apparaît d'une
brûlante actualité à plusieurs titres :
- elle intervient dans le prolongement de la jurisprudence
"Yahoo!" ayant consacré le pouvoir d'intervention du Juge
des référés français sur des sites étrangers accessibles en
France, mais portant atteinte aux valeurs essentielles de
notre pays. Rappelons en effet que dans cette affaire, le
Juge avait le 22 mai 2000 ordonné "à Yahoo ! Inc de prendre
toutes les mesures de nature à dissuader et à rendre impossible
toute consultation sur Yahoo.com du service de ventes aux
enchères d'objets nazis et de tout autre site ou service qui
constituent une apologie du nazisme ou une contestation des
crimes nazis". Le juge avait aussi demandé à
Yahoo France de "prévenir tout internaute consultant
Yahoo.fr, et ce dès avant même qu'il fasse usage du lien lui
permettant de poursuivre ses recherches sur Yahoo.com, que
si le résultat de sa recherche, soit à partir d'une arborescence,
soit à partir de mots-clés l'amène à pointer sur des sites,
des pages ou des forums dont le titre et/ou les contenus constituent
une infraction à la loi française (ainsi en est-il de la consultation
de sites faisant l'apologie du nazisme et/ou exhibant des
uniformes, des insignes, des emblèmes rappelant ceux qui ont
été portés ou exhibés par les nazis, ou offrant à la vente
des objets et ouvrages dont la vente est strictement interdite
en France), il doit interrompre la consultation du site concerné
sauf à encourir les sanctions prévues par la législation française
ou à répondre à des actions en justice initiées à son encontre."
- elle s'inscrit dans le cadre de la réflexion liée à l'adoption,
courant 2002 (sous réserve des surprises du calendrier électoral)
de la Loi sur les Sociétés de l'Information (LSI). L'article
13 du projet LSI modifiant l'article L32-3 du Code des Postes
et Télécommunications et précisant que la responsabilité civile
d'un fournisseur d'accès Internet "ne peut être engagée à
raison des contenus qu'il se borne à transmettre" suivant
en cela les recommandations d'un avis de l'ART du 2 mai 2001
; rappelons que l'article 11 dudit projet comporte en outre
un nouvel article 43.8.3 de la loi n°36-1067 du 30 septembre
1986 relative à la liberté de communication aux termes duquel
le Président du TGI peut prescrire en référé aux fournisseurs
d'accès "toutes mesures propres" à faire cesser un dommage
occasionné par le contenu d'un service de communication public
en ligne telles que celles visant à cesser de stocker ce contenu,
ou à défaut, à cesser d'en permettre l'accès.
Le Juge
des référés a, en l'espèce, considéré que le litige n'était
pas en état d'être jugé et qu'il appartenait aux demanderesses
:
- de dresser la liste des sites hébergés et/ou présentés sur
le portail front.14 véhiculant un message manifestement illicite
;
- de mettre en cause le nouvel hébergeur du site ou qu'elles
justifient d'une tentative sérieuse de mise en cause ;
- de mettre en cause les auteurs des sites raisonnablement
identifiables, spécialement les sites français hébergés par
le portail front.14 qui véhiculent des messages racistes et
antisémites.
La réponse
du Juge des référés aux demandeurs pourrait, par une métaphore
guerrière, se résumer par la formule "oui aux frappes chirurgicales,
non aux dommages collatéraux". Le Juge des référés a enfin
considéré, au-delà de cet aspect procédural, qu'il apparaissait
indispensable afin de pouvoir cerner l'ensemble des enjeux
de ce litige sur les plans tant factuel et éthique, que technique,
de prolonger la réflexion engagée lors de l'audience des débats
par l'audition de grands témoins cités à l'initiative des
parties à la procédure. Les personnalités qualifiées pour
évoquer la question du racisme et de l'antisémitisme sur Internet
seront donc entendu au début du mois de septembre 2001 ; il
s'agit là d'un procédé original, rarement mis en uvre, qui
pourrait permettre d'approfondir utilement la réflexion sur
l'attitude à adopter à l'égard de contenus sur Internet, portant
atteinte à nos valeurs fondamentales. Cette audition s'inscrit
dans le cadre des prévisions de l'article 808 du nouveau code
de procédure civile stipulant que "le juge peut toujours prescrire
souverainement toutes les mesures que justifie l'existence
d'un différend" ; elle doit, selon le Juge des Référés, permettre
"l'élévation de la réflexion à un niveau sans doute insuffisamment
exploré ce jour".
Il convient
de souligner que l'ensemble des parties en présence se sont
déclarées officiellement satisfaites par ce dispositif, dont
l'objet est d'élever et d'approfondir le débat. Il est toutefois
permis de s'interroger : était-il conforme à ces valeurs fondamentales
de laisser perdurer la possibilité d'accès à un portail de
sites Internet, fédérés autour d'un concept de haine, alors
que les mesures techniques de blocage à mettre en uvre sont
d'une relative simplicité ?
Gageons
que la solution qui sera ultérieurement retenue par le Juge
des référés s'articulera autour de grands principes, tels
que :
- Les principes de destination et de proximité : A priori,
seuls les sites destinés au public français (en totalité ou
partie) ont une vocation naturelle à être appréhendés par
le droit français ; selon toute vraisemblance, le Juge des
référés devrait de plus en plus décliner sa compétence pour
les autres sites, en estimant que l'ordre juridique français
n'est pas en cause ;
- Le principe de proportionnalité : Toute mesure sollicitée
dans un cadre judiciaire doit respecter un principe de proportionnalité.
La seule constatation d'un élément illicite au sein d'un site
Internet n'est pas a priori suffisant pour solliciter sa fermeture
ou le blocage de son accès, dès lors que le trouble illicite
peut être interrompu par des mesures plus appropriées et plus
proportionnées ;
- Le principe du subsidiarité : La responsabilité des fournisseurs
d'accès à raison des contenus illicites véhiculés sur Internet
devrait demeurer subsidiaire, par rapport à celle de l'auteur
desdits contenus puis des hébergeurs. Progressivement, la
mise en place d'un système de responsabilité en cascade, propre
à l'Internet, se met en place, dans la préservation des intérêts
des fournisseurs d'accès.
Le 13
janvier 1898, Emile Zola publiait J'Accuse dans le journal
"L'Aurore", un article célèbre sur une affaire qui divisa
les Français plusieurs années ; plus modestement, l'affaire
J'Accuse! divisera sans aucun doute la communauté des juristes
de l'Internet entre partisans de l'irresponsabilité des fournisseurs
d'accès et adeptes de sanctions efficaces de "perversions"
de la liberté d'expression. Le
deuxième volet de cette passionnante affaire n'en est attendu
qu'avec plus d'impatience.
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