Chaque
semaine, gros plan sur la loi et l'Internet
Nouvelle
étape dans le processus
de responsabilité sur Internet
- Mardi
13 novembre 2001 -
Il ya déjà plusieurs leçons à
tirer de l'Ordonnance rendue en référé le 30 octobre dans
l'affaire Front 14, au terme de mois de procédure et de nombreuses
audiences.
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par
Eric Barbry, Directeur du Département Internet, Alain
Bensoussan-Avocats
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Contrairement
à ce que l'on peut penser, l'affaire Front 14 n'est pas la
première affaire où un juge français a eu à connaître la délicate
problématique de la responsabilité des fournisseurs d'accès
Internet (FAI). En 1996 déjà, deux fournisseurs d'accès avaient
été mis en examen sur le fondement de l'article 227-23 du
code pénal, ce qui avait fait grand bruit, l'affaire portant
alors sur la question de la responsabilité des FAI dans le
cadre d'images pédophiles au sein de forums de discussion.
Plus récemment, c'est la responsabilité contractuelle des
FAI qui a été appréhendée par le Juge, notamment pour ce qui
concerne le respect de leur engagements contractuels en terme
de capacité et de temps d'accès.
L'affaire
connue sous le nom de "Front 14" pose pour sa part une question
toute aussi nouvelle que simple : le FAI doit-il prendre des
mesures de nature à restreindre l'accès à un site lorsqu'il
sait qu'il est illicite ? En l'espèce, le collectif "J'accuse",
qui ne semblait pas obtenir raison auprès de l'hébergeur américain
du site, avait assigné plusieurs FAI afin d'obtenir d'eux
qu'ils prennent des mesures techniques de nature à empêcher
leur abonnés d'accéder du territoire français au site "Front
14". Le collectif précisant qu'à l'instar des fournisseurs
d'accès suisses, seul les fournisseurs d'accès nationaux devraient
être à même de restreindre l'accès à des sites illicites.
De l'Ordonnance
rendue en référé par le président Jean-Jacques Gomez le 30
octobre, au terme de plusieurs mois de procédure et de nombreuses
audiences, on retiendra :
1.
Que l'ordonnance innove en précisant les contours du droit
des " Portail ".
On savait jusqu'alors que l'éditeur d'un site est responsable
de son contenu ; on sait aujourd'hui que le portail est un
ensemble englobant. Considérant que le site dans son ensemble
présente à l'évidence les caractères d'un trouble manifestement
illicite et que ce constat vaut donc pour le site dans son
intégralité, chacun des " contributeurs " au développement
dudit site et, par conséquent, chacun des auteurs de contenus
hébergés par ce site, ayant nécessairement adhéré à sa charte
éditoriale et ayant fait sien les buts poursuivis par ses
concepteurs et animateurs.
Ce faisant,
la décision, même si ce n'est pas son objet premier, vient
rappeler que celui qui adhère à un portail pourra voir sa
responsabilité personnelle engagée dès lors que le portail
dans son ensemble sera déclaré illicite;
2.
Qu'aux termes de la loi du 1er août 2000, les fournisseurs
d'accès ne sont tenus qu'à une obligation de fournir à leurs
clients des outils de filtrage.
Il est vrai que la loi du 1er août 2000, en partie censurée
par le Conseil constitutionnel, atténue la responsabilité
des fournisseurs d'accès en leur imposant deux obligations
: l'une qui consiste, comme le rappelle l'ordonnance, à fournir
aux abonnés des logiciels de contrôle ; l'autre qui consiste
à conserver un certain nombre de données, mais dont l'application
est conditionnée par l'adoption d'un décret dont l'absence
est pour le moins troublante.
Le président
souligne que les FAI n'ont pas d'obligation de fournir un
accès à Internet et que, ce faisant, ils sont seuls à définir
les modalités techniques de leur offre. Qu'ainsi, il leur
revient de "déterminer librement les mesures leur apparaissant
nécessaires et possibles dans le prolongement du constat que
nous venons de faire quant au caractère illicite du site Front
14".
On a pu
lire ici ou là que le Juge avait admis le principe de neutralité
des FAI. Cette liberté prise avec les termes de l'Ordonnance
peut paraître bien téméraire. Certes, le président Gomez ne
retient pas le principe d'une responsabilité par principe
des FAI, mais à aucun moment il ne retient celui de la neutralité.
Et s'il ne retient pas le principe d'une responsabilité commune
de tous les FAI, il rappelle que chacun doit déterminer "
librement " les mesures qu'il prendra au regard du caractère
illicite, dorénavant judiciairement constaté, du portail Front
14. Les FAI sont ainsi vivement invités à se déterminer dès
lors que pour le président, le caractère illicite du portail
ne fait aucun doute. On peut dès lors ce demander si, face
à un FAI qui ne prendrait aucune mesure, le collectif J'Accuse
n'aurait pas là tout loisir de revenir devant le président
Gomez.
Quant
à l'hébergeur, et malgré les termes de la loi du 1er août
2000 et les dispositions protectrices des hébergeurs, le président
invite (en tant que de besoin fait injonction) la société
qui est le nouvel hébergeur du site à "préciser les mesures
qu'elle compte prendre pour mettre un terme au trouble manifestement
illicite constitué par l'existence même du portail Front 14".
Il s'agit là d'une application particulièrement habile de
la loi du 1er août 2000 qui, si elle atténue la responsabilité
de l'hébergeur, n'interdit pas au Juge de s'enquérir lors
d'une affaire des mesures que ce dernier peut ou veut prendre
pour limiter l'accès à un site
facilitant, le cas échéant,
l'analyse juridique d'une nouvelle assignation contre cet
hébergeur.
3.
Sur la nécessité d'adopter une participation de tous à la
régulation.
En forme de cri d'alarme, le président Jean-Jacques Gomez
rappelle enfin qu'en tout état de cause, "il ne sera pas possible
de différer longtemps encore le débat sur une participation
plus dynamique de l'ensemble des acteurs d'Internet, et donc
des prestataires techniques, en ceux compris les fournisseurs
d'accès, à la nécessaire régulation du réseau et ce pour deux
motifs au moins".
Pour le
président, la première des raisons est l'impossibilité d'espérer
en une auto-régulation ; la seconde est le risque de voir
se développer des "paradis de l'Internet" qui seraient de
véritables zones de non droit. On ne peut que se féliciter
d'une telle prise de position. Après tout, le juge doit juger,
sauf à s'exposer à un déni de justice. Peut-on dès lors lui
reprocher de dénoncer les cas où la règle de droit ne lui
permet pas d'assurer ses fonctions comme il le devrait ou
comme il le souhaiterait ?
Au delà
des termes de l'Ordonnance elle-même, dont chacun semble se
féliciter, il est une question qui n'est effectivement pas
résolue et qui, à la lumière de la récente décision de San
Jose (USA) dans l'affaire Yahoo, pose un véritable problème
sur l'Internet, à savoir celui du droit applicable et de la
trop grande facilité avec laquelle les sociétés étrangères
se moquent des assignations dès lors qu'elles sont diligentées
devant des juridictions qui ne sont pas les leurs.
Il est
certes intéressant d'obtenir des décisions devant son juge
national, mais la désinvolture avec laquelle elles sont parfois
traitées impose que l'on se pose la question de la légitimité
à engager une procédure sur le territoire du défendeur lui-même,
fusse au regard des dispositions du pays de réception. Dans
le cadre de cette problématique trans-frontière de l'Internet,
l'Etat et le juge semblent pour l'heure reporter sur les FAI
le contrôle de l'Internet et plus spécifiquement le contrôle
de nos frontières sur le Net, en demandant aux FAI d'empêcher
aux Français d'accéder à des sites étrangers illicites en
France.
Au-delà
du fait qu'on peut s'étonner que les frontières d'un Etat,
fussent-elles virtuelles, soient sécurisées par le secteur
privé, on peut comprendre que les professionnels, s'ils devaient
assumer une telle charge, puissent la considérer comme une
mission de service public et bénéficier ici d'une protection
adéquate au titre des mesures qu'ils seraient dès lors amenés
à prendre et une juste rémunération correspondante. Peut-être
faudrait-il intégrer cette nouvelle donne dans la LSI (Loi
sur la Société de l'Information)...
[eric-barbry@alain-bensoussan.tm.fr]
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