Le
gouvernement Raffarin a récemment dévoilé son projet
de loi relatif à l'économie numérique (dite " LEN ")
Ce projet de loi, qui vient remplacer le projet dit
LSI (Loi sur la Société de l'Information) du gouvernement
Jospin, a pour principal objectif de combler le retard
de la France dans la transposition de la directive du
8 juin 2000 qui aurait dû intervenir le 17 janvier 2002.
Le projet de loi aborde quatre
questions cruciales :
· celle de la liberté de ce que l'on désignera dorénavant
comme la "communication en ligne",
· celle du commerce électronique,
· celle du droit de l'écrit et de la signature électronique,
· celle de la sécurité,
· celle des systèmes satellitaires qui ne sera toutefois
pas traité dans le présent article.
Le but de cet article est de
faire un point sur le projet LEN tel qu'il a été diffusé
en ligne fin 2002, en précisant quels sont ses apports
mais aussi quels pourraient être ses manques. La version
"officielle" du projet de loi devrait être présentée
par Nicole Fontaine, ministre déléguée à l'Industrie,
mercredi 15 janvier et il faudra donc comparer les termes
de cette version avec celle qui a servi de base à la
rédaction de cet article.
1.
La liberté de communication en ligne
Au titre de la liberté de la "communication en ligne"
le projet de loi aborde trois problématiques :
- celle de la qualification même de la notion de "communication
en ligne"
;
- celle du nommage en France,
- celle de la responsabilité des prestataires techniques.
1.1 Notion de "communication
en ligne"
L'article 1, d'apparence anodine, puisqu'il ne porte
que sur la définition de la "communication en ligne"
est en réalité extrêmement important. Le texte, dans
sa version actuelle, définit la "communication publique
en ligne" comme "toute communication audiovisuelle transmise
sur demande individuelle formulée par un procédé de
télécommunication", cette définition se substituant
à celle de "service de communication en ligne autre
que de correspondance privée" retenue dans la loi du
1er août 2000. Cette définition n'est pas sans poser
quelques difficultés notamment le fait d'y inclure le
mot "audiovisuelle" là où le texte de loi du 1er août
2000 ne retenait que celle de "communication en ligne".
On peut s'interroger sur ce
choix qui semble figer le monde de l'Internet dans celui
de l'audiovisuel alors même que chacun sait que si l'Internet
permet de diffuser des programmes audiovisuels, l'Internet
n'est qu'une technologie qui sert de support à bien
d'autres utilisations que celle de la diffusion de programmes
audiovisuels (téléphonie sur IP, courriers électroniques,
Web, ftp
). Il est au surplus extrêmement difficile,
pour ne pas dire impossible, de considérer que les sites
marchands relèveraient de l'audiovisuel. Considérer
qu'une fiction télévisuelle et un site de vente en ligne
seraient soumis à la même réglementation et au même
régulateur serait sans doute une erreur.
1.2. Nomage Internet
L'article 5 du projet de loi traite de la problématique
dite du "nommage et de l'adressage". On peut retenir
de cet article que l'Etat considère que les domaines
de premier niveau du système d'adressage par domaine
de l'Internet correspondant aux codes pays de la France
(le ".fr" bien sur mais aussi certains autres domaines
de premier niveau comme le ".re" par exemple) constituent
une "ressource publique limitée" et qu'à ce titre il
est nécessaire que l'organisme chargé d'attribuer les
noms de domaine soit désigné par l'Etat, en l'occurrence
par le Ministre chargé des télécommunications. Le ou
lesdits organismes, désignés après consultation publique,
devront agir dans l'intérêt général selon des règles
transparentes et non discriminatoires qui respectent
le droit de propriété intellectuelle étant précisé que
les organismes eux-mêmes ne pourront prétendre à bénéficier
d'un droit de propriété intellectuelle sur les noms
de domaines.
Le texte prévoit l'adoption
d'un décret permettant, en tant que de besoin, de préciser
les conditions d'application de la loi sur ce point.
Au-delà de ce que dit expressément l'article on peut
aussi souligner :
- que le nommage et l'adressage sur Internet relèveraient
alors clairement du monde des télécommunications puisque
le dispositif ainsi défini serait intégré dans le Code
des Postes et télécommunications. Ce point est d'importance
à l'heure où l'on s'interroge sur un plan national sur
la régulation de Internet et sur un plan international
sur celui du rôle de l'Union Internationale des Télécommunications
au titre de l'adressage et du nommage ;
- que le Gouvernement procède, en désignant et en contrôlant
l'organisme chargé d'attribuer les noms de domaine,
à une sorte de "nationalisation" du ".fr" et des autres
domaine de premier niveau. Ce faisant il met un terme
au sempiternel débat sur la compétence ou la légitimité
d'organismes comme l'Afnic, dont la légitimité n'est
d'ailleurs plus en cause.
- que l'on aurait pu préférer le mot "administration
de la zone de nommage" à celui de "attribution" de noms
de domaine très réducteur par rapport à la réalité de
l'activité de l'organisme actuellement en charge du
nommage des zones ".fr" et ".re" c'est à dire l'Afnic.
Le texte évoque d'ailleurs la notion de "gestion" de
noms de domaines sans doute plus conforme à la réalité.
Quoi qu'il en soit ce point pourra être précisé dans
le cadre du décret supposé, sans être obligatoire, venir
préciser les conditions d'application du projet d'article
5.
- que s'agissant des DOM et des TOM la situation est
plus complexe dans la mesure où, si le Titre V du projet
de loi "dispositions transitoires" confirme que les
dispositions relatives au nommage et à l'adressage sont
applicables à Wallis et Futuna et dans les terres australes
françaises (rappelant que pour l'heure le ".tf" n'est
pas administré par un organisme français) ; il ne s'applique
pas en l'état à la Nouvelle calédonie et la Polynésie.
- qu'il ne règle pas la problématique de la qualification
des noms de domaine toujours aujourd'hui raccrochée
à titre principal et quelque peu artificiel au droit
des marques et/ou de l'enseigne. Le fait toutefois que
la loi précise que les organismes en charge du nommage
ne peuvent prétendre à un droit de propriété sur les
noms de domaine laisse supposer que les noms de domaine
relèveraient bien du monde de la propriété intellectuelle.
- qu'il ne traite "que" du nommage et de l'adressage
des "code pays France" et que rien n'est précisé pour
ce qui concerne le nommage autre que celui des codes
France (relation du Nic français avec les autres Nic
ou avec l'ICANN par exemple).
1.3. Responsabilité
des acteurs de l'Internet
A l'instar de la loi du 1er août 2000 et de la directive
du 8 juin 2000 dite "commerce électronique", le gouvernement
répartit Internet en trois catégories d'acteurs :
- ceux qui donnent accès aux contenus ;
- ceux qui hébergent ou stockent les contenus ;
- ceux qui éditent les contenus.
Le projet de loi pour l'économie
procède ici à la transposition des règles définies dans
la loi du 8 juin 2000 qui aurait dû intervenir en janvier
2002.
1.3.1. Les prestataires
qui fournissent l'accès
La loi introduit, par transposition, le régime de responsabilité
limitée des transporteurs et des fournisseurs d'accès,
considérant qu'ils ne sont pas, par principe, responsables
des contenus sauf s'ils sont eux-même à l'origine de
la transmission, qu'ils ne sélectionnent ou ne modifient
pas le contenu et qu'ils ne sélectionnent pas le destinataire.
La loi traite également dans des conditions analogues
la problématique posée par la copie cache.
Le projet LEN confirme l'obligation
qui est celle des prestataires d'accès d'informer et
de fournir à leur abonnés au moins un moyen technique
de restriction d'accès. On peut cependant regretter,
alors même que le débat est intense pour ce qui concerne
les restrictions d'accès des mineurs à des sites d'adult
business, que la loi ne soit pas un peu plus directive
sur ce point tant sur un aspect technique (il existe
de nombreuses solutions et toutes ne sont pas "efficaces"
même si ce terme n'est pas retenu dans la loi) et sur
un plan juridique en prévoyant la conséquence du non
respect de cette règle notamment en terme de responsabilité.
Enfin on soulignera que les prestataires d'accès ne
sont pas astreints à une obligation générale de surveillance.
1.3.2. Les prestataires
qui stockent et qui hébergent
Le régime de responsabilité est profondément modifié.
Jusqu'alors les hébergeurs ne pouvaient voir leur responsabilité
engagée que si, ayant été saisis par une autorité judiciaire,
ils n'avaient pas agi promptement pour empêcher l'accès
à un contenu identifié par le juge comme préjudiciable.
Or le nouveau régime, sous une apparence bienveillante,
est sans doute plus contraignant pour les prestataires
d'hébergement que ceux-ci ne l'imaginent.
Le projet de loi prévoit en
effet que ces professionnels ne peuvent pas par principe
voir leur responsabilité civile ou pénale engagée :
- lorsqu'ils n'ont pas "effectivement connaissance d'une
activité ou d'une information illicite ou, uniquement
dans le cas de la responsabilité civile, ils n'ont pas
eu connaissance de faits ou de circonstances selon lesquels
l'information ou l'activité illicite est apparente ;
- ou lorsque, ayant eu de telles connaissances, ils
ont "agi promptement pour retirer les informations ou
rendre l'accès à celles-ci impossible".
La difficulté réside bien entendu
dans le fait que les prestataires, précédemment protégés
par la loi en ce qu'il revenait au juge et au juge seul
d'apprécier une situation et de leur enjoindre de prendre
telle ou telle mesure, se voient propulser en première
ligne puisque ce sont eux qui devront apprécier le caractère
licite ou non d'une activité ou d'une information. Sur
ce point le terme "effectivement" de la loi dont l'application
relèvera de l'appréciation souveraine des tribunaux
n'est pas sans poser des difficultés.
Par ailleurs, le texte ne traite
pas des conséquences d'une erreur d'appréciation du
prestataire qui se voit confier une véritable mission
d'appréciation de la légalité d'un fait fautif et n'est
pas à l'abri d'une erreur en toute bonne foi. Or, sans
préjuger de la qualité desdits prestataires, il est
fort à parier que certains d'entre eux commettront de
temps à autre des erreurs d'appréciation qui aboutiront
à des suppressions non justifiées, appelant ainsi les
foudres de leurs clients alors même que leur seul objectif
serait de satisfaire aux exigences de la loi ; d'un
autre côté ils pourront être amenés en toute bonne foi
à continuer d'héberger des contenus préjudiciables mais
sur lesquels ils ne pourront en pratique apprécier la
réalité (en cas de contrefaçon par exemple dont la réalité
peut reposer sur une simple erreur dans toute une chaîne
de droit, impossible à contrôler par l'hébergeur).
A l'instar des fournisseurs
d'accès, les prestataires d'hébergement ne seraient
pas tenus à une obligation de surveillance. Là encore
si le principe est louable, cette disposition n'est
pas sans poser de difficulté car bon nombre de prestataires
procèdent actuellement à des contrôles ponctuels pour
des raisons évidentes. Le fait même de maintenir de
telles mesures de contrôle pourrait se retourner contre
eux car elle pourrait être, induisant un effet inverse
de celui rechercher, la preuve de ce que l'hébergeur
a eu "connaissance" d'une activité ou d'une information
illicite, ce qui rappelons-le déclenche leur propre
responsabilité.
L'article dans sa forme actuelle
milite en faveur d'une remise en cause de tous les programmes
de contrôle actuellement déployés par les prestataires
d'hébergement sauf à prévoir, dans le cadre de la loi,
que, même s'il n'y sont pas tenus, la mise en uvre
volontaire de mesures de contrôle ne saurait en aucun
cas se retourner contre lesdits prestataires. On peut
aussi s'interroger sur le fait de maintenir dans la
LEN une définition du mot "stockage" différente de celle
qui figure dans la directive et qui pourrait être source
de discussion quant au champ d'application de la loi
elle-même.
La LEN prévoit enfin deux dispositions
qui sont communes aux prestataires d'accès et d'hébergement
:
- elle précise, dans sa version actuelle que lesdits
prestataires ne sont pas des "producteurs" au sens de
l'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982, ceci pour
mettre un terme au débat sur l'application à Internet
de la cascade de responsabilité en matière d'infraction
dite de presse.
- elle crée par ailleurs ce que l'on pourrait appeler
le premier "référé Internet" c'est à dire un référé
de compétence exclusive du Tribunal de Grande Instance
permettant à ce dernier de prescrire des mesures propres
à faire cesser un trouble aux fournisseurs d'accès et
hébergeurs (cesser de stocker ou cesser de permettre
l'accès).
Sur ce plan, le texte est parfaitement
louable mais il impliquera une fois de plus des frais
à la charge des prestataires (frais de défense en justice
notamment) qui ne seront avancés par les prestataires
et pour ainsi dire jamais recouvrés par eux. La LEN
renouvelle en matière de conservation de données d'identification
une obligation à la charge des prestataires, renvoyant
à un décret attendu depuis le 1er août 2000. Enfin un
grand nombre de problématiques restent en suspens comme
celle de la responsabilité des outils de recherche,
la légitimité des liens hypertextes ou l'absence de
transposition de l'article 16 de la directive du 8 juin
2000 d'une importance pourtant majeure qui, contrairement
à la plupart des autres réglementations nationales,
n'est pas abordée.
[eric-barbry@alain-bensoussan.com]
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