Le
Tribunal de grande instance de Paris a rendu le 22 janvier
2003, par la voie d'une ordonnance du juge de la mise
en état, une réponse très attendue à une question fort
débattue du droit de l'Internet : la détermination
du juge civil compétent pour juger les procès en diffamation
et injures, publiques ou non, utilisant le réseau des
réseaux comme mode de communication. Un site Web consacré
à "l'actualité des têtes couronnées" a diffusé
les 21 et 28 février 2003 deux numéros comportant des
imputations jugées par le demandeur, Paul de H., diffamatoires
et injurieuses à son égard, et qui l'amenèrent à saisir
par la voie de la procédure rapide, dite à jour fixe,
le Tribunal de grande instance de Paris d'une demande
d'indemnité s'élevant à la somme de 50 000 euros, et
de la publication du jugement à intervenir dans plusieurs
journaux et magazines.
Dans
un premier temps, Stéphane B., le défendeur, a limité
sa défense au développement d'un moyen d'incompétence.
Il soutenait que l'article R. 321-8 du Code de l'organisation
judiciaire, selon lequel le Tribunal d'instance est
compétent pour connaître des injures et diffamations
publiques ou non, commises autrement que par voie de
presse, impose au Tribunal de grande instance de se
dessaisir au profit de cette juridiction. Cette position
est clairement rejetée par le Tribunal, dans une ordonnance
particulièrement motivée qui veut mettre un point final
à une discussion soulevée dès le début de l'année 1999
et qui a passionné les juristes spécialistes du domaine.
On se souvient en effet que
le Tribunal d'instance de Puteaux, par un jugement du
28 septembre 1999 avait sans difficulté fait application
de la loi du 29 juillet 1881 et notamment de son chapitre
IV relatif aux délits de presse à la diffusion de pages
personnelles sur Internet. La polémique confirme, s'il
en était besoin, que ce média de communication, que
l'on n'ose plus qualifier de nouveau, n'a probablement
pas fini de dépoussiérer les vieux concepts du droit
de la presse et de la procédure civile, comme il l'a
déjà fait au sujet de la prescription des délits d'injures
et de diffamations et du régime juridique du droit de
réponse.
Définir
le mot "presse"
La question tranchée par l'ordonnance du 22 janvier
2003 est d'autant plus fondamentale qu'elle suppose
la définition du mot "presse", simple et évident
en apparence et qui, bien qu'utilisé par plusieurs textes
législatifs ou réglementaires français, n'est à notre
connaissance précisé qu'une seule fois. La grande loi
française garantissant la liberté de la presse, la loi
du 29 juillet 1881 elle-même, ne définit pas les bénéficiaires
de cette liberté, et se borne à mêler deux séries de
dispositions, les unes applicables à toutes publications
imprimées, les autres propres à la presse périodique.
L'article R. 321-8 du Code
de l'organisation judiciaire, issu d'une loi antérieure
comme nous le dit l'ordonnance examinée, puisqu'elle
a été promulguée en 1838, ne le fait pas davantage.
Seule, la loi du 1er août 1986, donc bien postérieure
aux deux précédentes, l'a défini comme "tout service
utilisant un mode écrit de la pensée, mis à disposition
du public en général ou de catégorie de publics et paraissant
à intervalles réguliers". Ce texte concerne non
seulement les titres périodiques édités sur support
papier, mais pourrait également être susceptible de
s'appliquer à ceux diffusés sur support électronique.
L'aspect
audiovisuel
La frontière entre la presse périodique et le livre
est devenue imprécise, certaines publications paraissant
régulièrement, alors que d'autres non. Mais surtout,
la presse au sens étroit, est aujourd'hui en concurrence
avec la radio, la télévision, et maintenant Internet,
qui offre lui aussi des services d'information ou de
communication audiovisuelle. Ces nouveaux supports se
trouvent assujettis à des règles techniques et des principes
juridiques qui leur sont propres, ainsi qu'à des dispositions
initialement élaborées pour la seule presse écrite.
Bien sûr, il n'a jamais
été question d'interpréter la loi du 29 juillet 1881,
ni la loi du 25 mai 1838, à la seule lumière de la loi
du 1er août 1986 adoptée plus d'un siècle après, ce
que l'ordonnance du 22 janvier 2003 refuse expressément
de faire, mais d'en tenir compte dans le faisceau d'indices
permettant de s'approcher d'une définition formelle
et fondamentale de la presse, curieusement absente de
nos textes et de la jurisprudence.
Pour l'ordonnance en cause,
il faut bien plus s'attacher aux dispositions de l'article
23 de la loi du 29 juillet 1881 modifié et étendu par
la loi du 13 décembre 1985 qui, à l'énumération des
modes d'expression des injures ou des diffamations,
a ajouté la communication audiovisuelle définie par
le législateur du 1er août 2000 comme "toute mise
à disposition du public par un procédé de télécommunications,
de signes, de signaux, d'écrits, d'images, de sons et
de messages de toute nature qui n'ont pas le caractère
d'une correspondance privée".
La
compétence du tribunal d'instance
Or, il n'est pas contestable selon l'ordonnance que
la diffusion par Internet correspond à cette définition.
Elle estime ensuite que, adopter la définition fournie
par la loi du 1er août 1986 reviendrait à attribuer
au seul tribunal d'instance tout le contentieux de la
diffamation et de l'injure commise par la voie du livre,
alors que depuis l'origine des textes eux-mêmes, la
compétence des tribunaux de grande instance pour en
connaître n'a jamais été contestée. Il est exact qu'une
telle dévolution ne peut avoir été l'intention du législateur
et il est tout aussi exact qu'elle n'a jamais été défendue.
La loi du 29 juillet
1881 s'intitule elle-même "Loi sur la liberté de
la presse" et son article 1er proclame d'ailleurs,
dans un bel ensemble, "la presse et la librairie
sont libres".
Dans quel domaine s'exerce
donc la compétence du tribunal d'instance, compétence
qui lui est expressément attribuée par une loi du 25
mai 1938 ? On ne craint pas de commettre d'erreur en
affirmant que toutes les diffamations et injures commises
oralement, lors de réunions publiques ou non, et toutes
celles transportées par les lettres missives que s'adressent
les particuliers, relèvent indiscutablement de celle-ci.
Mais on connaît en jurisprudence un exemple, il est
vrai à la fois ancien et isolé, de diffamation commise
au cinéma et qui a été confiée au tribunal d'instance
... Or il s'agit là incontestablement d'un moyen de
communication audiovisuelle, tout comme l'Internet dont
le contentieux est explicitement réservé par l'ordonnance
en cause au tribunal de grande instance.
Le profane et même le juriste
pourraient regretter que l'ensemble manque de cohérence,
surtout si on ajoute que le régime légal du droit de
réponse en matière audiovisuelle vient d'être écarté
par le président du Tribunal de grande instance de Paris
saisi en référé pour une mise en cause diffusée par
l'intermédiaire d'Internet au motif que ses modalités
d'exercice ne seraient pas transposables à ce média...
Un
média double
On approuve sans discussion l'ordonnance du 22 janvier
2003 qui refuse de renvoyer au tribunal d'instance tout
le contentieux des infractions de presse qui ne seraient
pas commises par l'intermédiaire d'un support ne paraissant
pas à intervalles réguliers. On l'approuve aussi de
rejeter la sèche définition de la loi du 1er août 1986
et de refuser de la retenir au-delà du champ d'application
bien précis et bien limité du texte qui l'a adoptée.
On l'approuve enfin d'avoir retenu la solution qu'elle
dégage dans la situation d'espèce qui lui a été soumise.
En effet, il ne paraît faire
guère de doute que les deux numéros des 21 et 28 février
2002 de la lettre d'information "Royal News"
constituent bien un support de presse justiciable des
tribunaux de grande instance et que l'interprète des
textes ne doit effectuer aucune distinction sur ce point
suivant que le contenu est diffusé par voie électronique
ou sur support papier. En revanche, nous ne pensons
pas que même si Internet constitue un moyen de communication
audiovisuelle, toutes les injures ou diffamations commises
par son intermédiaire échapperaient définitivement à
la compétence d'attribution du tribunal d'instance.
Que dire des pages personnelles
ouvertes par tout internaute qui le souhaite, des e-mails
adressés par telle ou telle personne à telle autre ou
des innombrables forums de discussions à la diffusion
plus ou moins restreinte. Il appartiendra désormais
à l'interprète et au juge de rechercher dans chaque
cas précis si l'infraction commise utilise la voie de
la presse ou, au contraire, si elle est assimilable
aux injures et insultes prononcées oralement ou par
la voie de lettres ou tracts qui sont le lot commun
des tribunaux d'instance...
[carine-piccio@alain-bensoussan.com
et anne-cousin@alain-bensoussan.com]
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