par
Sylvain Staub
et Jean-Frédéric Gaultier
Avocats à la Cour
Clifford Chance
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La
Commission juridique du Parlement européen a voté le
17 juin un rapport favorable à la brevetabilité des
logiciels. Le Parlement devra désormais se prononcer
après l'été sur cette question, qui fait l'objet d'un
large débat entre groupes de pression de l'industrie
du logiciel, et notamment du logiciel libre. Au-delà
des intérêts politiques, économiques et industriels
soulevés par opposants et partisans de cette brevetabilité,
il convient de rappeler les aspects juridiques fondamentaux
de ce débat.
Les
textes en vigueur
Le brevet d'invention
est un titre qui confère à son titulaire un monopole
d'exploitation temporaire sur une invention relative
à un produit ou à un procédé, en contrepartie de l'enrichissement
du patrimoine technologique résultant de la divulgation
de l'invention. Le Code de la propriété intellectuelle
(article L.611-10), reprenant la Convention de Munich
(article 52) (Convention de Munich du
5 octobre 1973 sur la délivrance des brevets européens,
entrée en vigueur le 7 octobre 1977, dont sont parties
les 15 Etats de l'UE ainsi que Chypre, le Liechtenstein,
Monaco, la Suisse et la Turquie), dispose que
"sont brevetables les inventions nouvelles impliquant
une activité inventive et susceptibles d'application
industrielle. (
) Ne sont pas considérées comme des
inventions (
) les programmes d'ordinateur (
) [dont]
la demande de brevet ne concerne que [ceux-ci] en tant
que tel".
Le principe, dans les Etats
signataires de la Convention de Munich, est donc l'exclusion
de la brevetabilité des logiciels "en tant que tels".
Or, il existe une réelle incertitude quant à l'interprétation
qu'il faut donner à cette expression. Cette incertitude
est d'autant plus dommageable que les Etats-Unis et
le Japon admettent la protection des logiciels par le
brevet, créant de ce fait un déséquilibre au détriment
des entreprises européennes.
Le
titulaire des droits sur le logiciel n'est cependant
nullement démuni, puisqu'il bénéficie de la protection
conférée par le droit d'auteur sur l'expression du code
source, en aval de l'invention elle-même. Cette seule
protection trouve néanmoins des limites, notamment en
raison des difficultés à établir la contrefaçon lorsque
le présumé contrefacteur ne reprend pas à l'identique
les lignes de code.
Les
pratiques nationales
La
pratique de l'INPI pour la délivrance des brevets, ainsi
que les décisions prises par les tribunaux français,
reprennent l'exclusion de principe de la brevetabilité
des logiciels "en tant que tels" (Mobil
Oil Corp., Cass.Com.,28 mai 1975). Cependant
il a été admis qu'un procédé à caractère industriel
mettant en jeu un programme d'ordinateur, mais qui "ne
se borne nullement à ce seul objet", puisse bénéficier
de la protection des brevets (Sté Schlumberger,
Cour de Paris, 15 juin 1981).
Les
pratiques administratives et la jurisprudence diffèrent
selon les Etats membres de la Convention de Munich.
Certains pays comme l'Italie, l'Angleterre ou l'Allemagne
appliquent des critères similaires à ceux de l'OEB (cf.
paragraphe ci-après). Les Pays-Bas n'ont pas encore
adopté de position claire, mais seraient aussi enclins
à suivre la jurisprudence de l'OEB. Quant à la France
et l'Espagne, elles appliqueraient des critères plus
restrictifs. L'emploi du conditionnel s'impose toutefois
car la jurisprudence publiée est rare.
La pratique
et la jurisprudence de l'OEB
L'OEB
s'est clairement écartée d'une application stricte de
l'exclusion de la brevetabilité des logiciels, élargissant
progressivement la possibilité d'une protection, d'abord
par des brevets de procédés puis par des brevets de
produits. Pour ce faire, l'OEB recherche, outre la nouveauté
et l'activité inventive, la "contribution technique"
du logiciel à l'état de la technique.
Il
est difficile de systématiser la jurisprudence de l'OEB
sur ce point, même si certains critères - au demeurant
assez flous - paraissent se dégager: le logiciel doit
posséder des caractéristiques qui vont au-delà de celles
communes à tout logiciel, il doit faire fonctionner
un calculateur d'une manière différente de son fonctionnement
usuel, il ne doit pas se contenter de traiter des informations.
En application de ces critères, l'OEB a pu, selon une
jurisprudence peu claire, accorder ou refuser des brevets
à des inventions qu'il considérait ou non comme ne se
résumant pas à des logiciels "en tant que tels" (Vicom,
15 juillet 1986, T208/84, JOOEB 1987,14 ; Koch & Sterzel,
21 mai 1987, T26/86 ; Sohei, 31 mai 1994, T769/92 ;
IBM, 1er juillet 1998, T1173/97 ; Controlling pension
benefits system, 8 septembre 2000, T0931/95).
Il
convient de noter que ce critère de la "contribution
technique" est proche du critère classique de " caractère
technique " de l'invention, l'OEB recherchant d'ailleurs
le problème technique que l'invention est supposée résoudre,
et la solution technique donnée à ce problème par l'invention.
Demeure la difficulté qui consiste à déterminer ce qui
est "technique".
La remise
en cause des textes et de la pratique européenne
L'interdiction
de principe du brevet de logiciel, largement contournée
en pratique, ainsi que les divergences entre les Etats
membres, sont dénoncées comme étant une sources d'insécurité
juridique.
L'élargissement
progressif et peu clair des critères développés par
l'OEB a conduit à des rédactions de demandes et de textes
de brevets visant à exclure artificiellement les mots
et notions de "logiciels" et d'"information".
Or,
un brevet obtenu de la sorte par un office national
ou par l'OEB est contestable devant une juridiction
nationale ou devant la Chambre de recours de l'OEB..
La proposition
de directive communautaire
La
proposition de directive du Parlement et du Conseil
"concernant la brevetabilité des inventions mises en
uvre par ordinateur" a été présentée le 20 février
2002, et devrait être discutée en assemblée plénière
du Parlement européen après l'été.
La
principale nouveauté de ce texte résulte de l'article
3 qui prévoit que "les Etats membres veillent à ce qu'une
invention mise en uvre par ordinateur soit considérée
comme appartenant à un domaine technique". En d'autres
termes, les logiciels ne sont plus exclus par principe
de la brevetabilité. Au contraire, si la rédaction de
cet article est maintenue, elle instaurerait une présomption
de caractère technique pour toute invention mise en
uvre par ordinateur. Une méthode commerciale mise en
uvre par ordinateur serait-elle de ce seul fait considérée
comme technique, et donc susceptible d'être brevetée,
à l'inverse de ce qui a été décidé récemment par la
Cour d'Appel de Paris (S.A. Sagem c. Le Directeur de
l'INPI, Cour d'appel de Paris, 10 janvier 2003) ?
Une clarification s'impose sur ce point.
Les
autres dispositions de la propositions reprennent pour
l'essentiel la jurisprudence de l'OEB : une invention
mise en uvre par ordinateur est brevetable "à la condition
qu'elle soit susceptible d'application industrielle,
quelle soit nouvelle et qu'elle implique une activité
inventive", c'est à dire qu'elle respecte les critères
classiques de la brevetabilité.
L'activité
inventive est définie comme une "contribution technique
(
) évaluée en prenant en considération la différence
entre l'objet de la revendication de brevet considéré
dans son ensemble (
) et l'état de la technique" (article
4). Il s'agit de la reprise du critère dégagé par l'OEB.
La
brevetabilité des logiciels ne serait donc pas systématique
puisqu'elle resterait soumise aux mêmes critères (application
industrielle, nouveauté et activité inventive) que ceux
appliqués aux autres types d'inventions.
A
l'exception de son article 3, la proposition de directive
n'apporte donc rien de bien nouveau par rapport à la
pratique de l'OEB et de certains offices nationaux.
Elle aurait néanmoins pour effet de ratifier cette jurisprudence
et de "sécuriser" devant les juridictions nationales
les brevets de logiciels déjà déposés. Cela devrait
engendrer à l'avenir une augmentation significative
du nombre de dépôts de demandes de brevets de logiciels.
Il
convient de regretter le silence du projet sur l'un
des principaux problèmes posés par la brevetabilité
des logiciels : la co-existence sur un même procédé
ou produit d'un brevet et de droit d'auteur. Cette question
fondamentale à notamment des incidences sur les relations
avec l'auteur-inventeur salarié (titularité des droits,
rémunération
), l'exploitation des droits (formalisme
des concessions de droits, obligation d'exploiter
),
le contentieux (compétence, prescription, auteur de
la contrefaçon
). Autant de sujets sur-lesquels le droit
d'auteur et le droit des brevets n'apportent pas, en
l'état, la même réponse.
La nécessaire
évolution du droit des brevets
Accepter,
sous certaines conditions, le principe de la protection
de certains logiciels par le brevet ne revient pas nécessairement,
comme cela est souvent dit, à verrouiller la création
et à tuer le logiciel libre. Bien au contraire, cette
protection, si elle est accordée en application de conditions
précises et claires, peut permettre de protéger efficacement
le créateur face à la concurrence internationale des
grands groupes et d'assurer notamment la diffusion des
logiciels libres.
Il
s'agit de s'interroger sur l'équilibre qu'il doit y
avoir entre la protection privative d'un créateur, et
l'apport que celui-ci fait au patrimoine technologique
dont bénéficie l'ensemble du monde de l'industrie logicielle.
Ainsi,
loin de chercher à s'opposer par principe à la brevetabilité
des logiciels, qui est quoi qu'il en soit déjà acquise
par la pratique, il conviendrait de s'attacher aux critères
d'éligibilité à cette protection, aux conditions de
transparence requises pour la rédaction des revendications
et des brevets, et à la coexistence, dans un même procédé
ou produit, du droit des brevets et du droit d'auteur.
C'est autour de ces questions que devrait se concentrer
le débat concernant l'inévitable évolution du droit
des brevets.
[Sylvainstaub@wanadoo.fr]
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