par Sylvain Staub
Avocat à la Cour
|
|
Le
futur régime de la prospection directe se dessine progressivement
dans le cadre du projet de loi pour la confiance dans
l'économie numérique (dit "projet de LCEN"). Un temps,
le principe général de la protection des "abonnés" a
semblé globalement acquis. Depuis la modification du
projet de LCEN par le Sénat en juin 2003 puis par la
Commission parlementaire le 10 décembre, cette protection
semble curieusement échapper aux "abonnés personnes
morales", derrière lesquels il y a pourtant nécessairement
des personnes physiques.
La distinction
progressive faite entre prospection de personnes physiques
et morales
La Directive "Vie privée et
communications électroniques" du 12 juillet 2002 pose
le principe du consentement préalable et d'un régime
dérogatoire de droit d'opposition préalable, pour la
prospection des personnes physiques. Elle laisse aux
Etats membres le choix du régime pour la prospection
des personnes morales.
L'Assemblée
nationale a choisi en février 2003 de ne pas distinguer
le caractère physique ou moral de la personne prospectée.
Elle a ainsi étendu aux personnes morales le double
régime du consentement et du droit d'opposition préalables.
Si les modalités d'application de ce double régime étaient
incontestablement perfectibles, la solution retenue
était globalement favorable à toutes les personnes prospectées,
qu'elle le soit à titre personnel ou professionnel..
Pourtant, en juin 2003, répondant
partiellement aux souhaits des professionnels du marketing
direct, le Sénat a exclu de ce double régime protecteur
la prospection des entreprises inscrites au RCS. Seules
les entreprises non inscrites au RCS (principalement
les associations, professions libérales ou artisans
)
auraient ainsi bénéficié du régime protecteur défini
par l'Assemblée nationale, sans d'ailleurs que l'on
sache comment en pratique les professionnels du marketing
direct auraient pu faire cette distinction.
Bien plus, le 10 décembre,
répondant plus avant au lobby des professions concernées,
la Commission en charge du projet de LCEN à l'Assemblée
nationale a exclu du double régime protecteur l'ensemble
des personnes morales. Certes, cet amendement adopté
en Commission a le mérite de supprimer l'inapplicable
distinction liée à l'inscription au RCS. Mais il confirme
en la renforçant la distinction entre la protection
des personnes physiques et la prospection des personnes
morales, laissant celles-ci dans un régime flou et dangereux.
Le futur
cadre possible
Si le vote de cet amendement
était finalement confirmé par les députés le 8 janvier
prochain (et confirmé ensuite par les sénateurs), il
semble que la situation serait en pratique la suivante.
Pour les fichiers de prospection
en BtoC : consentement préalable
La prospection (en dehors de toute relation contractuelle
préalable) ne pourra être faite qu'après le consentement
préalable de la personne physique visée.
C'est le cas où la personne
physique a donné son accord pour recevoir à l'avenir
des prospections de celui qui collecte ses coordonnées,
et éventuellement de ses partenaires. Ce régime permet
à l'industrie du marketing direct de poursuivre les
campagnes d'e-mailing de prospection à partir de fichiers
opt-in, en protégeant les personnes qui n'ont pas accepté
que leurs coordonnées fassent l'objet d'un traitement.
Il reste néanmoins à définir
comment le consentement préalable doit être donné de
manière libre et éclairé (en application de la directive
du 24 octobre 1995). Les pratiques d'acquisition des
consentements par contrats d'adhésion, cases pré-cochées
ou incitations diverses (loteries, rabais, avantages
)
permettent-elles encore d'obtenir un réel consentement
?
Pour les fichiers de fidélisation
en BtoC : droit d'opposition préalable
Lorsqu'une personne physique a communiqué "directement"
son adresse électronique (ou son numéro de téléphone
portable) dans le cadre d'une "vente d'un produit ou
d'un service", elle pourra se voir adresser d'autres
"produits ou services", dès lors qu'elle aura eu la
faculté de s'y opposer lors de la collecte des données
et qu'elle pourra s'y opposer à réception de chaque
prospection.
Ce régime du droit d'opposition
préalable (prior opt-out), prévu par la directive du
12 juillet 2002, est extrêmement protecteur des intérêts
de la personnes physique puisqu'il ne permet pas la
pratique des prospections adressées par des émetteurs
inconnus (les partenaires du collecteur). Seule l'entreprise
qui a collecté "directement" les coordonnées pourra
utiliser à l'avenir celles-ci pour proposer d'autres
de ses propres produits ou services.
En conséquence, le marketing
croisé de fidélisation et la location de fichiers sembleraient
condamnés, ce qui n'est pas sans créer de légitimes
inquiétudes pour le marché français du marketing direct.
Quant aux rapprochements de sociétés par fusions ou
acquisitions, ils devraient ne plus donner lieu qu'à
des rapprochements très contrôlés des fichiers clients
respectifs. Il y a vraisemblablement ici un juste équilibre
à trouver entre la protection de la vie privée et la
liberté du commerce.
Pour les fichiers BtoB :
une absence dangereuse de cadre réglementaire
En l'état, le projet de LCEN s'oriente vers une exclusion
des fichiers BtoB du double régime protecteur applicable
aux fichiers BtoC.
Ainsi, il serait possible de
prospecter toute personne morale qui ne s'y sera pas
expressément opposée, sans que cette opposition n'ait
pu se faire au stade de la collecte des données. En
conséquence, à défaut d'avoir inscrit les adresses électroniques
et les numéros de téléphone portable de tous leurs employés
dans des annuaires d'opposition, et sous réserve de
l'efficacité et de la sécurité de ces annuaires, les
entreprises pourraient subir, sans réelle limite et
encadrement, un très grand nombre d'envois de prospections
non sollicités.
Pourquoi faudrait-il distinguer
les fichiers BtoB des fichiers BtoC ?
Si le régime envisagé pour les fichiers BtoC peut
bien entendu être clarifié et amélioré, il n'en reste
pas moins globalement légitime et cohérent. La plupart
des professionnels du marketing direct avait d'ailleurs
anticipé l'adoption du principe du consentement préalable
pour les fichiers de prospection, y compris pour le
BtoB, en constituant, plus ou moins sérieusement il
est vrai, des bases opt-in.
Rien ne semble justifier une
différence de traitement entre les fichiers de "personnes
physiques" et de "personnes morales".
Qu'en est-il de la doctrine
classique de la CNIL selon laquelle les adresses électroniques
et les numéros de téléphone portable sont des données
personnelles, même lorsqu'ils ont un caractère professionnel
? Pourra-t-on désormais dire que certaines coordonnées
professionnelles (lesquelles ?) ne sont pas des données
personnelles au sens de la loi "informatique et libertés"
de 1978 ? Dans ce cas, ces coordonnées professionnelles
pourraient alors être collectées en dehors du principe
de loyauté protégé par la CNIL.
Comment définir a priori qu'une
adresse électronique est professionnelle? Est-ce la
cas pour "prénom.nom@société.com", "contact@société.com",
"initiales@société.com", "pseudo@opérateur.com"
? Et
comment définir avec certitude qu'un numéro de téléphone
portable est professionnel ? Un ordinateur et un téléphone
professionnels ne pourraient-ils pas être "de fonction"
et être utilisés à titre personnel le soir, le week-end
ou en vacances ? A quel titre un professionnel (qui
est aussi une personne physique) devrait-il gérer ou
filtrer, où qu'il se trouve et à tout moment, des courriers
électroniques, des SMS ou des MMS non sollicités sur
son ordinateur portable, son PDA, son téléphone ? Doit-il
être condamné à changer régulièrement de coordonnées
pour éviter le spam ? Toutes les entreprises (même les
plus petites) peuvent-elles investir lourdement en infrastructure
et en logiciels de filtre ?
Enfin, est-il raisonnable de
créer une catégorie particulière d'adresses électroniques
susceptibles d'être prospectées sans limite ?
Il serait préférable que les
parlementaires ne distinguent plus le caractère personnel
ou professionnel des coordonnées collectées. Ils pourraient
en revanche se concentrer d'une part sur l'équilibre
à trouver entre protection des destinataires (quels
qu'ils soient) et liberté du commerce, et d'autre part
sur l'efficacité pratique de la sanction des collectes
et des traitements illégaux de données. Le tout en clarifiant
un projet de loi aujourd'hui bien obscure.
Si ce débat de fond est essentiel
pour la régulation du marché français du marketing direct,
il convient toutefois d'en relativiser la portée pratique.
Selon la CNIL, 95% des courriers électroniques non sollicités
proviennent de l'étranger. Sur ce gigantesque flux de
spam, la future LCEN n'aura quasiment aucun impact.
Faut-il pour autant abandonner le naïf souhait d'un
droit à la tranquillité pour toute personne disposant
d'un numéro de téléphone ou d'une adresse électronique
?
[sylvainstaub@wanadoo.fr]
Sommaire
de la rubrique
|