Avec
Alain Bensoussan Avocats
LOI
APPLIQUABLE ET JURIDICTIONS COMPETENTES POUR LES SITES INTERNET
Ordonnance de référé du
TGI de Paris du 22 mai 2000
sur la vente d'objets nazis sur le site Yahoo
|
par
Eric Barbry, avocat à la Cour, directeur du Département
Internet de Alain
Bensoussan - Avocats, président de l'Association
Cyberlex
|
L'ordonnance de référé rendue
par le Tribunal de Grande Instance de Paris pose le délicat
problème de la loi applicable et de la juridiction compétente
s'agissant de sites Internet.
Un bref rappel des faits permet
de sérier la difficulté à laquelle était confronté le magistrat
en l'espèce.
L'Union des Etudiants Juifs de France (UEJF) et la Ligue Contre
le Racisme et l'Antisémitisme (LICRA) ont constaté que le
site de la société Yahoo Inc éditait un service de vente aux
enchères au sein duquel étaient proposés des objets comportant
des emblèmes nazis.
L'UEJF et la LICRA soutenaient
qu'il s'agissait là d'une violation caractérisée de l'article
R 645.1 du Code pénal mais aussi et surtout de " la plus grande
entreprise de banalisation du nazisme qui soit ", que dès
lors, et quelle que soit la législation du pays d'origine
du site, le fait que ces contenus soient accessibles à des
internautes français justifiait que le Juge français prenne
une décision d'urgence de nature à faire cesser ce trouble
à l'ordre public manifestement illicite.
C'est sur la base de ces principaux
fondements que l'UEJF et la LICRA décidaient d'introduire
une action en référé contre la société américaine Yahoo Inc,
éditrice du site incriminé Yahoo.com et la société Yahoo France,
en ce qu'elle offre un lien sur son propre site Yahoo.fr,
un lien avec le site Yahoo.com.
Le Juge français est-il compétent
pour connaître des contenus des sites d'origine étrangère
? Voici la première question posée au magistrat.
Quelle décision prendre lorsque
le contenu du site d'origine autorise une telle diffusion
interdite dans le pays de réception ? Voici la deuxième question
à laquelle était confronté le Vice-Président du TGI de Paris.
A la première question, le magistrat
devait répondre par l'affirmative selon une jurisprudence
aujourd'hui dominante qui considère que dès lors qu'un site
est accessible en France, le Juge français est compétent.
Cette thèse est d'ailleurs partagée dans de nombreux pays
et notamment aux Etats-Unis où la légalité de certains sites
étrangers est appréciée par le Juge américain (notamment en
matière de casinos virtuels, de commercialisation de médicaments
ou de produits et services financiers).
Ce n'est d'ailleurs pas tant la
question du Juge compétent que celle de la loi applicable
qui est en cause.
Que le Juge français soit compétent au même titre qu'un de
ses homologues étrangers ne peut que participer de la bonne
administration de la Justice, et à la sécurisation du réseau
; que la loi française s'applique aux sites étrangers est
une toute autre problématique.
En l'espèce c'est bien au regard
du droit français que la licéïté du site Yahoo.com a été appréciée
et c'est sans doute sur ce point que les esprits sont les
plus échauffés.
Dans le cadre de cette affaire,
le Juge français consacre l'une des trois théories qui s'affrontent
quant au droit applicable à l'Internet.
Le droit applicable est-il
celui du pays d'émission, celui du pays de réception ou celui
du publique cible ?
Chacune de ces théories mérite
attention et critique. La théorie du pays d'émission est sans
doute la plus logique. Pourquoi l'éditeur d'un site Web étranger
serait-il inquiété alors qu'il a respecté sa propre législation,
la législation qui lui est naturellement applicable et qu'il
connaît le mieux ?
A cette théorie s'opposent
deux critiques :
- d'abord celle du risque
inhérent l'utilisation même de l'Internet et sa couverture
mondiale et ensuite celle du risque lié à l'émergence de "
paradis informatiques ".
La première critique porte sur l'usage même d'Internet, vecteur
mondial de diffusion d'une information et/ou d'une offre commerciale.
Pourquoi une société qui commercialise des cigarettes devrait-elle
respecter chaque législation de chaque pays du monde dans
le cadre de ses campagnes de publicité "analogique " et échapper
à cette application par la simple utilisation de l'Internet
? C'est là une vraie question.
- La seconde critique est
liée au risque de voir se développer des paradis informatiques
où, sous couvert d'une législation permissive, viendraient
s'abriter tous les sites ailleurs illicites.
La théorie du pays de réception est apparemment le juste corollaire
de la prise de risque pour une société de diffuser une information
ou de commercialiser des services et produits à travers le
monde grâce au réseau des réseaux. La principale critique
à laquelle est confrontée cette théorie porte sur le nombre
de réglementations applicables à un site puisque potentiellement
toutes les lois nationales sont alors applicables. La théorie
du "public cible " notamment développé par la Commission des
Opérations de Bourse en France est certainement la plus attrayante
et la plus juste qui vise à admettre la compétence d'une loi
dès lors qu'un public spécifique est visé.
Si un site n'identifie pas de public
cible, toutes les législations seront potentiellement applicables
mais s'il identifie un ou plusieurs publics cibles, alors
seules les législations des ressortissants "public cible "
seraient applicables.
On peut comprendre la position de la COB qui consiste à ne
pas se positionner comme gendarme ; pourquoi en effet cette
autorité serait-elle compétente pour connaître d'un site de
vente de produits et services financiers, édité au japon,
à destination des japonais et écrit de surcroît en japonais.
Là encore la théorie mérite une critique : rien n'est plus
facile pour un éditeur que d'identifier un "public cible "
bien plus limité que son public réel ; et rien n'empêche un
internaute de contourner la notion de "public cible ".
Contrairement à ce que l'on a pu
lire çà ou là, le Juge français n'a pas a priori opté pour
la théorie de la loi du pays de réception.
En optant pour une telle théorie il aurait ipso facto fait
interdiction au site Yahoo.com, fut-il américain de poursuivre
la diffusion de l'espace incriminé.
Ce n'est pas la solution retenue par le Juge qui certes ordonne
à la société Yahoo.Inc "de prendre les mesures de nature à
dissuader et à rendre impossible toute consultation sur Yahoo.com
du service de ventes aux enchères d'objets nazis et de tout
autre site ou service qui constitue une apologie du nazisme
ou une contestation des crimes nazis ", mais rappelle que
cette injonction vise les internautes français.
Le Magistrat devait prendre soin
de préciser dans l'un de ses attendus que "yahoo Inc est à
même d'identifier l'origine géographique du site qui vient
la consulter à partir de l'adresse IP de l'appelant, ce qui
devrait lui permettre d'interdire aux internautes appelant
de France, ce par tous moyens appropriés, d'accéder aux services
et sites dont la visualisation, sur un écran installé en France,
éventuellement suivie du téléchargement et de la reproduction
des contenus, ou de toute autre initiative justifiée par la
nature du site consulté, serait susceptible de recevoir en
France une qualification pénale et/ou de constituer un trouble
manifestement illicite
"; que s'agissant des internautes anonymes
il est possible pour l'éditeur du site en cause de refuser
les connexions à tous les internautes qui refuseraient de
révéler leur origine géographique.
Il ne s'agit donc pas d'imposer
le droit français au reste du monde ni de remettre en cause
la licéïté aux Etas-Unis de tenir des propos révisionnistes
ou racistes sous couvert du premier amendement qui privilégie
la liberté d'expression sur le droit des tiers, mais d'aménager
techniquement l'accès aux sites Web de telle manière à ce
que ce qui est interdit dans un pays ne soit pas permis du
seul fait de l'utilisation de l'Internet.
Il s'agit en quelque sorte de restaurer des frontières sur
Internet. La société Yahoo Inc a d'ailleurs jusqu'au 24 juillet
prochain pour présenter les moyens techniques de nature à
satisfaire à l'injonction du Juge.
On peut toutefois s'interroger sur les suites qui seront données
à cette affaire et notamment se demander si Yahoo Inc, société
de droit américain se présentera une nouvelle fois devant
le Juge français alors qu'elle considère ne pas avoir à être
jugée par un Juge français géographiquement incompétent.
Encourait-elle une sanction de ce chef ? Si même elle devait
être finalement condamnée à mettre en uvre de telles techniques
de contrôle, un juge américain accepterait-il de prononcer
l'exequatur de cette décision alors que son fondement n'est
pas admis en droit américain ?
Pour être appliquée dans un pays tiers, une décision de justice
doit en effet connaître ce que l'on appelle une exequatur,
elle fait l'objet d'une appréciation par un juge local au
regard de son propre ordre juridique.
La décision n'est exéquaturé qu'à la condition que le fondement
de la décision soit admis dans les deux ordres judiciaires
ce qui n'est pas le cas en l'espèce, les Etats-Unis ne restreignent
pas la commercialisation et/ou la promotion des produits comportant
des emblèmes nazis contrairement à notre ordre juridique.
S'agissant de Yahoo France la décision est plus subtile encore
qui impose qu'une information soit délivrée à l'internaute
français avant qu'il n'accède au
site Yahoo.com par lien hypertexte. Là encore le juge français
n'impose pas la loi française envers et contre tous mais demande
à un éditeur de site Web français d'indiquer à ses visiteurs
que les sites sur lesquels il se rend peuvent enfreindre les
règles nationales d'ordre public et que l'internaute engage
alors sa responsabilité de ce fait en actionnant les liens
hypertextes correspondants.
Il s'agit là encore de la consécration
d'une autre forme de responsabilité des professionnels de
l'Internet, déjà admise pour les prestataires d'hébergement
: l'obligation d'information des internautes. Jurisprudence
à suivre donc
rendez-vous pris pour le 24 juillet prochain
ou avant peut-être
. [E.B.,
mars 2000]
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