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octobre 2004

Par Eric Fouquier (Thema)
Les "alterconsommateurs", archaïsme ou avant-garde ?

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La crise dans laquelle se débattent les grandes marques en 2004 ne traduit pas seulement une contestation de leur politique de prix par les consommateurs. Plus profondément, elle révèle le développement d'un doute sur la société du "bonheur marchand" et sur les marques qui l'incarnent. Une partie du public s'en détourne et cherche une autre voie. Aujourd'hui, ces "alterconsommateurs", par les désordres qu'ils introduisent, posent des questions de fond que les marques doivent affronter. Ils représentent 15 % des Français de plus de quinze ans (1), ils sont critiques, subtils, insaisissables, solvables. Et ils investissent leur pouvoir d'achat hors des sentiers balisés.

Partout en Europe on constate un mouvement massif vers les marques de distributeur (MDD). Selon AC Nielsen ces dernières représentent maintenant un tiers du volume des achats et 22 % en valeur (2). Le monde de la consommation européen est en pleine mutation. Que s'est-il passé ? Plusieurs facteurs sont à l'œuvre, comme toujours. Certes, l'avantage prix pèse lourd. Mais les grandes marques ont toujours été plus chères que les MDD. Seulement, jusqu'ici, le surcoût était compensé par une valeur d'image supérieure, admise par les consommateurs : excellence, garantie, statut, etc.

Le fait nouveau est que cette valeur d'image s'est démonétisée. Pas pour tout le monde, certes, mais en tous cas pour un groupe en extension rapide - les alterconsommateurs - qui pèse désormais d'un poids très significatif sur le marché. Dans ce groupe, on constate un large désamour des bénéfices symboliques mitonnés par les grandes marques et par leurs agences. Schématiquement : une "foule sentimentale" a pris corps, face à la masse des consommateurs individualistes, calculateurs, jouisseurs, communément mis en scène par le discours commercial.

Les alterconsommateurs ne sont pas nés d'hier. Ils se faisaient déjà entendre au début de la société de consommation, dans les années 50-60. Ce groupe s'est développé à bas bruit pendant trois décennies. Mais au cours des années 90 trois faits ont changé la donne :
l'injonction à consommer a pénétré tous les lieux et toutes les circonstances de la vie, visant à l'instauration d'une société d'hyperconsommation
la montée des périls environnementaux a atteint l'individu au cœur de sa vie privée, dans son alimentation (vache folle, malbouffe, OGM, atteintes à l'eau potable, obésité)
l'inquiétude de l'avenir, dans les classes moyennes et populaires, a trouvé son nouveau nom : "mondialisation libérale".
Tout cela a fait un système, "tout se tient", entend-on dans les enquêtes. C'est à partir de là que les maigres troupes d'hier ont commencé à s'étoffer jusqu'à devenir, aujourd'hui, phénomène de masse.

Qui sont les "alterconsommateurs" ?
Par rapport à la moyenne française ils sont plus aisés, plus diplômés, et ils sont entrés dans la seconde moitié de leur vie. Cela fait trente ans ou plus qu'ils connaissent la société d'abondance, et ils sont arrivés à saturation des plaisirs et des rêves que "Les choses" peuvent leur procurer.


Environnement, idéalisme, sens du collectif : trois thèmes qui les incitent à agir"


Ce qui les distingue prioritairement ce sont leurs idées. Au plan politique, ils sont inquiets des atteintes portées à l'environnement et ils pensent qu'il faudrait agir différemment. Au plan personnel ils ont une morale épicurienne qui les amène à relativiser le rôle des objets dans le bonheur. Globalement, sans vouloir renoncer à la "société des individus", dans laquelle ils ont trouvé liberté et confort, ils aspirent à une société plus solidaire et fraternelle. Environnement, idéalisme, sens du collectif : trois thèmes qui les incitent à agir, et orientent leurs actions. Notamment en matière de consommation.

Leurs idées les amènent surtout à prendre position "contre" : refus des produits artificiels, des aliments comportant des OGM, des viandes provenant d'animaux maltraités, des fausses nouveautés récurrentes, des publicités omniprésentes créant autour d'eux une ambiance marchande dont ils ne veulent pas, des marques se voulant "culte" ou "fétiches" cherchant à s'interposer entre les sujets et leurs rêves, se proposant de les aider à "être eux-mêmes", des entreprises qui licencient alors qu'elles font des profits, ou qui font travailler des enfants, etc.


Ils sont des consommateurs-citoyens qui regardent au-delà de leur intérêt personnel"


Mais ils ne sont pas seulement dans le refus : ils consomment et même surconsomment (on a compté 250 références sur consommées par les Alter), ce que leur permettent leurs disponibilités supérieures à la moyenne, et leur peu de goût pour l'épargne. Mais ils le font à leur manière. Au chapitre culturel, ils sont dévoreurs d'informations, de livres, de cinéma, de musées. En alimentaire, leurs thèmes directeurs sont le goût du vrai, du fort, de la tradition : ils aiment les fromages à la coupe, les produits du terroir, les vins AOC, etc. Ils disent acheter - quand ils le peuvent - auprès d'entreprises qui respectent leurs valeurs. Pour les distinguer rapidement de leurs cousins les consuméristes, et de leurs opposés, les hyper consommateurs, on dira qu'ils sont des consommateurs-citoyens qui, dans leurs achats, regardent au-delà de leur intérêt personnel, vers le sens et les conséquences sociétales de ce qu'ils font.

Alter, et après ?

Les alteronsommateurs, effet de mode ? Probablement pas : ils sont nés des inquiétudes propagées par les médias sur l'avenir de notre terre et de notre santé. Rien ne dit que ces inquiétudes vont s'atténuer. Le plus probable est que cette attitude citoyenne, loin de refluer, va se généraliser et se diversifier en même temps que ces inquiétudes. Si elles ne veulent pas se laisser distancer, les marques ont devant elles un travail important :
repenser et transformer leur offre de produits en fonction des attentes de ces consommateurs "alter"
s'interroger sur la place démesurée qu'occupe la minorité d'hyperconsommateurs dans le discours commercial
développer une autre façon d'aborder les gens en les traitant non pas en consommateurs mais en sujets au sens plein du terme.

Mais l'enseignement principal que nous fournissent les alterconsommateurs est sans doute que les marques, sans toujours l'avoir voulu, sont entrées dans le champ politique. Car la globalisation, aujourd'hui, a un visage, celui de Coca, de MacDo, de Nike. Les beaux jours de la marque symbole, flottant dans un monde fictif, optimiste et pur avec les mains propres, sont finis. Bienvenue aux marques corporate, acteurs sociaux d'un monde en pleine effervescence.

(1) Source Thema "Alter versus Hyper - Mouvements dans la société des consommateurs". L'étude a été menée par l'institut d'études début 2004 à la demande de la centrale d'achat Universal Comcord du groupe McCann et réalisée avec l'aide de la base de données TGI Europa et du cabinet de statistiques Sigillat. Base : 10.000 consommateurs français interrogés annuellement sur des centaines d'items dans les domaines de la consommation en matière d'alimentation, de biens culturels et médias.

(2) Le Monde.fr , 28/09/04, "Les grandes marques sont-elles en fin de cycle ?"

Parcours

Eric Fouquier est docteur en sémantique. Auteur d'une vingtaine de publications sur le marketing qualitatif et la communication. Fondateur, en 1988, du cabinet d'études Théma qu'il dirige aujourd'hui avec ses associés. Spécialisé dans l'étude des valeurs de société impliquées dans la consommation. Consultant auprès de marques internationales.

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