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INTERVIEW
 
05/01/2005

Philippe Brun (STMicroelectronics)
Dans l'entreprise comme aux échecs, la stratégie est omniprésente

Philippe Brun pilote un site de 3.000 personnes. C'est aussi un passionné d'échecs. Un jeu qui, selon lui, dispose de fortes similitudes avec le management. Démonstration.
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Quel peut être le lien entre le management et les échecs ? C'est la réflexion engagée par Philippe Brun, directeur depuis 1999 du site de STMicroelectronics de Rousset (Bouches-du-Rhône) et joueur d'échecs depuis plus de quarante ans. Côté face, l'homme manage un site de 3.000 personnes spécialisé dans la conception de semi-conducteurs, dédiés notamment au marché des téléphones portables. Côté pile, il pratique les échecs et étudie avec attention les stratégies de ce jeu. Deux univers finalement pas si éloignés que ça.

Comment expliqueriez-vous en quelques mots le jeu d'échecs ?
Philippe Brun. Le jeu d'échecs comporte différents pions qui ont chacun une manière de se déplacer. L'objectif du jeu est d'immobiliser le roi. Mais avant tout, les échecs se rapportent à une simulation de bataille, c'est un jeu de stratégie qui stimule l'esprit. C'est un jeu de position, où il faut être au centre pour contrôler. Dans l'entreprise, il ne faut pas changer de métier de base mais gérer ses positions. Il faut positionner une base, un métier, le construire, puis le consolider.

Et quelle est votre vision du management ?
Pour résumer, le management c'est les hommes. Toute entreprise repose d'abord sur des hommes, et donc des compétences. L'objectif du management est d'harmoniser des collectivités, savoir travailler ensemble dans un but précis. Process et procédés, différents selon la culture de l'entreprise, viennent structurer ce travail. D'ailleurs, si l'on schématise un peu, le management s'appuie sur trois choses. Tout d'abord l'ensemble des ressources, bref les investissements en capital, les hommes et le capital intellectuel. Ensuite, il y a les objectifs et la stratégie. Enfin, il y a l'environnement, dicté par les clients, les institutions ou les fournisseurs. L'entreprise ne vit pas en dehors du temps, et le management c'est finalement gérer harmonieusement tous ces paramètres.

Quel est à vos yeux le lien entre le management et les échecs ?
De toute évidence, la stratégie. Dans l'entreprise comme aux échecs, elle est omniprésente, dans le choix des positions ou la gestion des compétences. En revanche, elle est différemment appliquée suivant le contexte, le type d'entreprise ou les acteurs en présence. Mais attention, l'entreprise n'est pas un jeu, loin de là. Il y a trop d'enjeux.


Il faut, dans la mesure du possible, faire des choix à coups multiples"

Peut-on manager et diriger une entreprise comme on joue aux échecs ?
Je n'irai pas jusque-là. Mais il y a en effet de grandes similitudes et certaines règles sont applicables dans l'entreprise. Tout d'abord, même si cela tombe sous le sens, il faut réfléchir avant d'agir, ce qui malheureusement n'est pas toujours le cas en pratique. Il faut laisser le temps à la réflexion de maturer. D'après Lao Tseu, ce serait "agir sans agir". Deuxième point primordial : l'anticipation. Il faut voir jusqu'à deux ou trois coups d'après, savoir se mettre dans la peau de l'autre et se détacher de soi-même. Cela permet notamment d'avoir toujours un cran d'avance sur la concurrence, ou d'éviter les problèmes en interne qui pourraient déboucher sur des pressions et des conflits. Dans la même veine, il faut, dans la mesure du possible, faire des choix à coups multiples. En d'autres termes, le changement de position génère normalement l'ouverture d'opportunités. Il faut ici faire en sorte que le plus de portes possibles s'ouvrent.

Et comment choisir la bonne stratégie ?
L'intuition raisonnée reste un facteur de réussite, c'est-à-dire faire preuve de rationalité tout en étant intuitif. Le savoir rationnel est trop complexe, et l'intuition permet de compenser le fait que nous n'ayons pas les capacités d'analyse et de vitesse de l'ordinateur. Intuitivement on définit plusieurs options tactiques, puis on les analyse chacune. C'est là qu'intervient la créativité. En définitive, il ne faut être ni blanc, ni noir. Mais attention, la stratégie doit rester cohérente. Il faut définir sa propre stratégie et ensuite l'adapter à l'environnement, ne pas en changer en cours de route. Il ne faut pas se laisser embarquer par la dictature de l'environnement. Aux échecs il faut connaître la stratégie de l'autre et parfois jouer un coup pour voir.


L'organisation du management et de la hiérarchie sont indépendantes"

Aux échecs, chaque pion a un rôle. Comment s'organisent la hiérarchie et le management chez STMicroelectronics ?
Globalement, STMicroelectronics compte 50.000 personnes dans le monde. Sur le site de Rousset nous sommes 3.000, dont environ 350 managers. L'organisation des sites est très peu territoriale et celle du site de Rousset est similaire à celle du groupe STMicroelectronics. Elle est comparable aux fractales, reproduisant la même organisation au niveau de la recherche, de la production ou du planning, et ceci dans chaque site. Un même produit est développé par plusieurs équipes sur différents sites. Ces sous-unités appartiennent à une macro-unité qui n'est pas forcément présente sur le site. Concrètement, l'organisation du management et de la hiérarchie sont indépendantes suivant que l'on se situe au niveau de la R&D ou de la production par exemple. Au niveau de la production, on trouve quatre niveaux : opérateur, chef d'atelier, responsable de production et directeur opérationnel. Celui-ci se trouve au même niveau que le directeur de site. Mon rôle consiste à coordonner les différentes directions du site pour en assurer le bon fonctionnement.

Quelles sont les contraintes techniques et humaines qui peuvent influencer le management ?
Nous sommes sur le marché du semi-conducteur. STMicroelectronics est une entreprise très capitalistique qui s'apparente à l'industrie lourde, avec des investissements très importants. A la seule différence que nos produits ont un cycle de vie très court, de quelques semaines à un an, contrairement à l'acier ou au nucléaire. Nos contraintes se résument à la vitesse, la flexibilité et la réactivité dans un environnement où l'inertie est forte. C'est vouloir piloter un paquebot comme un dériveur. Le stress vient du fait qu'il faut penser à long terme et agir à court terme, comme aux échecs d'une certaine manière. Quant à la vitesse, elle est nécessaire car le secteur high-tech suit des évolutions rapides.


Il n'est pas question de manipulation dans le management"

Aux échecs, il y a une interactivité entre les pions. Qu'en est-il entre les individus en entreprise ?
C'est le même produit partout, mais par contre il y a un échange permanent des idées et des hommes. Le groupe est international, et les équipes multi-site. Les usines ou sites sont mis en concurrence par du benchmarking visant à créer entre autre une sorte d'émulation. Le travail en équipe est inscrit dans la culture de l'entreprise, avec la pression et la concurrence comme vous pouvez l'imaginer, mais dont l'effet est constructif.

Il est question dans ce jeu de manipulation et de stratégie. Et pour le management ?
Non, il n'est pas question de manipulation dans le management. Par contre la stratégie est très importante. Jouer aux échecs c'est garder une vision dynamique des choses. Par comparaison avec l'entreprise, les pions sont représentés par des compétences qu'il faut placer au bon endroit pour générer des opportunités. C'est totalement différent du schéma de contrôle traditionnel.

Une autre stratégie est celle du "diviser pour régner". Qu'en pensez-vous ?
A court terme c'est une solution qui pourrait marcher, mais certainement pas à long terme. Je n'y crois pas. L'important est l'occupation du terrain. Il faut asseoir sa stratégie sur des points forts, que ce soit des produits ou des compétences.


L'innovation génère de la valeur ajoutée"

Combien de temps au juste faut-il pour maîtriser correctement ce jeu ? Et le management ?
L'un et l'autre ne sont pas comparables. Il existe des jeunes de quinze ans à peine qui excellent aux échecs, tandis qu'il faut de l'expérience pour atteindre une certaine qualité de management.

Existe-t-il d'autres jeux que l'on peut mettre en parallèle avec le management ?
Oui, plusieurs. Je pense notamment au jeu de Go, le pendant chinois du jeu d'échecs.

En savoir +

Les déplacements aux échecs sont dictés par la tactique ou la stratégie. Qu'en est-il des délocalisations ou transferts pour l'entreprise ?
Chez STMicroelectronics, nous avons effectué un transfert de technologie vers Singapour pour des raisons stratégiques. L'innovation génère de la valeur ajoutée pour de nouveaux produits, qui sont de moins en moins chers devant la concurrence accrue. Les usines ont cependant une capacité limitée et les technologies deviennent de plus en plus rapidement obsolètes face aux innovations toujours plus nombreuses et pointues. Il faut compter un ou deux ans pour le cycle de R&D, puis deux ou trois ans en production. Après quoi il existe deux solutions : soit la production est stoppée définitivement, soit la technologie est transférée pour être produite à moindre coût ailleurs. C'est une opportunité pour le produit qui peut encore généré de la rentabilité pendant deux ou trois ans. Une véritable deuxième vie pour les anciennes technologies.

Parcours

Philippe Brun est directeur d'établissement du site STMicroélectronics de Rousset. Ingénieur de formation, il a tout d'abord occupé un poste d'ingénieur projet dans la branche aluminium de Pechiney, puis ingénieur de production chez Thomson Semi-conducteur et ingénieur process pour ST. Ensuite, il entame une carrière dans les ressources humaines chez STMicroelectronics, pour devenir finalement directeur des ressources humaines du Manufacturing ST Monde, avant d'occuper son poste actuel.

  
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