01/06/2005
François Dupuy
(sociologue) Il faut redéfinir le contrat entre l'employeur
et le salarié
Les
changements organisationnels des entreprises ont épuisé les cadres.
Il faut désormais repenser le "deal" entre employeur et salarié.
Le succès de Bonjour
paresse laisse perplexe de nombreux dirigeants (lire l'enquête).
Dans son livre La fatigue des élites - Le capitalisme et ses cadres,
François Dupuy, sociologue et président du think tank l'Ami
public (voir la fiche),
apporte sa contribution au débat. Selon lui, les cadres sont fatigués
et l'entreprise devra en tenir compte. On
parle d'un malaise des cadres. Que se passe-t-il ? François
Dupuy. J'utilise le mot "fatigue" pour décrire la situation.
Les entreprises, surtout les grandes, subissent une transformation des façons
de travailler depuis une trentaine d'années. Ces changements d'organisation
ont épuisé les cadres. L'organisation traditionnelle les protégeait
grâce au cloisonnement des tâches. Aujourd'hui, la transversalité
et la coopération impliquent une confrontation permanente. Les cadres ne
donnent pas moins d'importance au travail. Mais ils s'investissent moins dans
leur travail. Ils ont perdu la fidélité inconditionnelle envers
l'entreprise. Ils cherchent toutes les opportunités pour s'impliquer le
moins possible. Ils ont de plus en plus une pratique utilitariste et instrumentale
du travail, qui est source de revenus. La vie professionnelle a cessé d'être
la "vraie" vie. Comment le rapport
de force entre l'entreprise, les actionnaires, les clients et les salariés
a-t-il évolué ? Tant que les produits étaient
rares, les actionnaires s'alliaient avec les salariés. Aujourd'hui, les
clients sont rares. L'alliance se fait donc entre les actionnaires et les clients,
contre les salariés. Cela va perdurer. L'entreprise risque ainsi de perdre
le dévouement des cadres, dont elle a pourtant encore besoin.
Le choc démographique et la pénurie
annoncée de cadres pourraient-ils changer la donne ?
Le marché de l'emploi pourrait en effet se tourner plus en faveur du salarié.
Cela pourrait mettre le feu aux poudres et pousser les employeurs à s'intéresser
à ces questions. Le client n'est-il
pas aussi salarié ? Pourrait-il pousser l'entreprise à repenser
sa relation avec ses salariés ? Le fait qu'il
soit client et salarié renforce encore plus son exigence en tant que client.
Plus il subit de pression en tant que salarié, plus il en fait subir en
tant que client.
Il faut réfléchir l'emploi par rapport à celui
qui va l'occuper"
| La transversalité n'a-t-elle
un effet motivant pour les cadres ? Non. C'est un discours
de business school ! La transversalité mène à la confrontation
dure. Au début, cela plaît, on est excité à l'idée
d'être "chef" de projet. Mais c'est ensuite plus dur. Cela nous
amène à critiquer avec plus de prudence le taylorisme, qui avait
au moins le mérite de protéger les salariés des clients et
des autres salariés. Le modèle
de Nissan, celui des équipes multi-métiers, semble pertinent. Pensez-vous
qu'il s'imposera ? Ces nouvelles organisations du travail
me paraissent inévitables. Le taylorisme a pour envers de donner des résultats
faibles en qualité et des coûts élevés. Ce modèle
ne peut résister à la mondialisation. Il ne s'agit pas de remettre
en cause les nouvelles organisations mais il faut accepter d'en gérer les
conséquences pour les cadres. Pour l'instant, l'entreprise ne se soucie
pas de ce problème. Il faut redéfinir le "deal" entre
l'employeur et le salarié, inventer de nouvelles formes de protection.
Que proposez-vous ?
Cela peut par exemple passer par des parcours horizontaux. Il faut aussi arrêter
de définir le poste de manière unilatérale. Il faut réfléchir
l'emploi plus seulement par rapport à un besoin mais par rapport à
celui qui va l'occuper.
Un résultat financier n'a jamais donné de sens"
| Des
entreprises ont-elles réussi à apporter une réponse satisfaisante
pour les salariés ? Certaines entreprises ont compris
que le modèle actuel était très exigeant et ont trouvé
des oasis. Une grande entreprise cosmétique a mis en place la transversalité
bien avant les autres. Mais elle a compris ce que cela implique. Elle a toujours
admis qu'un cadre puisse être fatigué. Elle a mis en place des "placards",
permettant de se reposer un temps. Le terme de placard a même pris un sens
positif ! Constatez-vous une perte de sens
dans l'entreprise ? Effectivement. La financiarisation
s'impose aujourd'hui comme la logique dominante de l'entreprise. Un résultat
financier n'a jamais donné de sens ! Créer de la valeur pour un
actionnaire, souvent un fonds de pension américain, cela n'a jamais donné
de sens non plus. Quant aux "projets", mode de travail dominant, il
n'en apportent pas non car ils restent transitoires. En revanche, les rapports
humains peuvent s'avérer porteurs de sens. Ces
changements organisationnels profitent-ils à certains ?
Les cadres supérieurs tirent leur épingle du jeu. Ils subissent
la même pression, mais bénéficient d'avantages financiers,
notamment grâce aux compléments retraite et aux stock-options.
Ce modèle bénéficie-t-il
aux experts ou aux managers ? On passe de la prédominance
des managers à celle des experts. Traditionnellement, le cadre est un manager.
Il remplit un rôle d'intermédiation, il pilote, fait circuler l'information.
Aujourd'hui, grâce aux nouvelles technologies, l'information se propage
immédiatement. On demande donc davantage aux cadres d'être des experts
dans un domaine. Ce qui présente pour eux un danger, tant les savoir-faire
évoluent vite.
Le travail s'est détérioré,
pas la valeur travail"
| Les cadres les plus jeunes ont-ils
un comportement différent à l'égard de l'entreprise ?
Les plus âgés se sont progressivement sentis de moins en moins protégés.
Ils ont vécu cette évolution. Les jeunes cadres, eux, savent déjà
que l'on ne leur fera pas de cadeau. Pour eux, la "vraie" vie se situe
ailleurs, dans leur famille ou dans leur communauté au sens large.
Pourquoi les cadres sont-ils individualistes ?
Traditionnellement, les cadres se caractérisent par leur particularité.
Pour se vendre, ils doivent montrer leurs différences par rapport aux autres,
leurs atouts. Cela implique un certain individualisme. Mais, dans la pratique,
cet individualisme tend à régresser. Dans le secteur marchand, les
cadres sont les plus syndiqués des salariés. Ce sont ceux qui ont
le plus recours aux prud'hommes. Ils ne sont pas près de manifester ou
de faire grève, mais ils évoluent. Le
syndicalisme cadre n'est-il pas voué à l'échec ?
Absolument pas. Dans les grandes entreprises, le fait d'être syndiqué
ne présente pas de risque pour les cadres. Il faut en finir avec le cliché
selon lequel la grande entreprise est forcément défavorable aux
syndicats. Vos
idées intéressent-elles le Medef ? Je vais
faire une présentation dans un Medef parisien. Je suis disposé à
rencontrer toutes les personnes intéressées par le sujet. Au niveau
national, le Medef s'inquiète de la détérioration de la valeur
travail. Cela me paraît enfantin ou, pire, manipulateur. Le travail s'est
détérioré, pas la valeur travail. Si l'on restaure le sens
du travail, la valeur suivra.
Parcours |
Diplômé
de Sciences-Po, François Dupuy a débuté sa carrière comme chercheur dans différents
centres, avant d'intégrer le CNRS en 1978. En 1990, il quitte cette activité pour
créer, développer puis revendre le premier cabinet de conseil français uniquement
fondé sur la sociologie des organisations (Stratema, puis SMG France). Depuis
1995, il est consultant indépendant pour, entre autres, le Crédit Lyonnais, la
Société Générale, la SNCF. Il est aussi professeur affilié de psychosociologie
des organisations à l'Insead. Il est enfin président de l'Ami public et de Mercer
Delta Consulting France. Il vient de publier "La fatigue des élites.
Le capitalisme et ses cadres" (Seuil, 2005). (>>> Consulter
les librairies) |
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