26/10/2005
Jacques
Marseille (Historien économiste) La France est schizophrène
Si individuellement les Français sont plutôt heureux, le pessimisme est de rigueur quant au destin du pays. Explications de ce paradoxe avec Jacques Marseille, historien économiste et professeur à la Sorbonne.
Historien économiste et professeur à
la Sorbonne, Jacques Marseille s'étonne, chiffres à l'appui, du
pessimisme global des Français alors que le ressenti individuel
est plutôt positif. Il dresse également un constat : l'impossibilité
de réforme par consensus en France et l'attente d'un "sauveur suprême"
qui marquera une rupture.
Dans votre dernier
ouvrage, La Guerre des deux France,
vous mettez en exergue l'inclination des Français à l'auto flagellation
et à la déprime. Comment expliquez-vous ce "mal" si français ?
Jacques Marseille. La France est en plein paradoxe. D'un côté, 70 % des Français
sont pour l'instauration d'un service minimum en cas de grève et d'un
autre côté, ils sont aussi nombreux à se dire favorables aux grévistes. 80 %
s'estiment heureux dans leur travail et 60 % pensent que les Français, dans
leur ensemble, sont malheureux. Les paysans disent non au référendum sur la Constitution
européenne du 29 mai alors qu'ils sont les premiers bénéficiaires des aides
européennes... La France préfère voir ses handicaps plutôt que ses atouts, comme
la réussite des entreprises françaises par exemple. Les Français n'ayant pas une
grande passion pour l'entreprise et l'économie de marché, ils ont tendance à nier
leurs réussites ou à les attribuer à la recherche coupable du profit.
Il
y a donc un contraste entre le ressenti individuel et la vision que chacun a du
groupe ?
En effet, selon moi, la France est schizophrène.
Globalement, chacun reconnaît qu'il vit plutôt mieux. Mais, en même temps, les
Français sont pessimistes sur le destin collectif du pays.
Pourquoi
sommes-nous aussi pessimistes aujourd'hui ?
Ce pessimisme
découle directement de la persistance d'un chômage de masse que nous n'avons pas
réussi à résoudre alors que d'autres pays comparables au nôtre ont réussi à le faire baisser de moitié en moins de dix ans. C'est le cas de l'Espagne, de la Suède,
du Canada, de la Grande-Bretagne ou encore du Danemark. En revanche, des pays
comme la France, l'Allemagne ou l'Italie sont incapables de réduire le chômage
par peur des réformes. Un autre facteur de pessimisme, à mon avis, est la faiblesse
de notre élite politique qui a abouti à une paralysie collective assez exceptionnelle.
La France est incapable de réformer par
consensus."
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Quelle serait la solution à cette inertie ?
C'est
la question que tout le monde se pose : que va-t-il se passer ces prochaines années
? Il y a une sorte d'attente messianique d'un sauveur suprême. Ce que je constate
en France, c'est que finalement la dynamique guerre civile déclarée ou larvée débouchant
sur un pouvoir autoritaire et populaire fonctionne assez bien dans l'Histoire.
Les guerres franco-françaises sont finalement le couple moteur de notre Histoire.
Ce pays étant incapable de réformer par consensus, il est obligé de temps en temps
de trancher. La France a besoin régulièrement de rupture. Je pense profondément
que nous ne sommes pas un pays démocratique : c'est un pays où le parlement n'a
pas de pouvoir et où les syndicats sont faibles et où la logique de surenchère
verbale contribue au pessimisme français.
Et
qui pourrait être ce "sauveur suprême" ?
L'Histoire
nous montre qu'il peut surgir à tout moment. Qui aurait pensé en juin 1940 qu'un
jeune colonel nommé de Gaulle serait ce sauveur, à la fois en 1944 et en 1958
? Ce qu'il faut, c'est une personne qui ait la volonté de faire ces réformes nécessaires,
de les annoncer aux Français et de les appliquer. Je pense que si quelqu'un leur
parle en toute transparence, les Français peuvent comprendre qu'il ne s'agit pas
de mesures perdants-gagnants mais de mesures gagnants-gagnants. Le problème aujourd'hui,
c'est que nous avons une "gauche" en dessous de tout et une "droite" qui pratique
une poilitique de gauche... Il faudrait peut-être suivre l'exemple de Margaret
Thatcher qui a su réformer la Grande-Bretagne quand elle en avait besoin. Comme
elle, il ne faut pas hésiter à faire une politique libérale en expliquant que
c'est la seule politique possible aujourd'hui.
Politique libérale... Des mots qui résonnent
très mal aux oreilles des Français, tout comme les mots
mondialisation
et délocalisation...
Et
pourtant, je pense que c'est au contraire une chance pour la France. Croire que,
parce que la Chine se développe, la France va aller de plus en plus mal est une
hérésie. Si on y réfléchit, quand les Chinois se seront développés et auront un
certain pouvoir d'achat, ce sera autant de revenus supplémentaires pour la France
et ses produits. Quand 4 ou 5 ou 10 millions de Chinois viendront en France pour
leurs vacances, pour visiter nos musées et voir nos pays, avec notre capacité
d'accueil et notre patrimoine exceptionnel, nous profiterons à plein du développement
de la Chine.
Aujourd'hui, une personne qui prend sa retraite
à 60 ans a encore 25 à 30 ans à vivre. Qui paiera ?
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Dans
votre ouvrage, vous citez la question des retraites comme un problème majeur
que la France aura à surmonter ces prochaines années...
En
effet. C'est Bismarck qui a inauguré le système de la retraite au début des années
1880. Il aurait dit à son conseiller : "A quel âge faut-il fixer l'âge de la retraite
pour qu'on ait jamais à la verser ?" Et celui-ci aurait répondu 65 ans, ce
qui avait fait rire Bismarck puisque lui-même en avait alors 70... Moi-même, je
suis né en 1945. A l'époque, mon espérance de vie était de 59 ans et demi. Depuis,
nous avons gagné environ 25 ans d'espérance de vie. Cela signifie qu'aujourd'hui
une personne en retraite à 60 ans a encore environ 25 à 30 ans à vivre. Et qui
paiera ? La génération suivante dans notre régime de répartition. Je pose
donc la question : est-il possible de payer quelqu'un plus de temps qu'il
n'a travaillé ?
Quelles solutions possibles ?
Elles sont au nombre de trois : baisser les retraites, augmenter les
cotisations ou travailler plus longtemps. Je pense que la solution
doit être un "mix" des trois. Cela implique de repenser le temps de
travail dans une vie qui s'allonge. Je serais plutôt favorable de
laisser les gens prendre leur retraite quand ils le désirent et en
fonction de la pénibilité de leur métier. Pour ce qui est du financement
de la retraite, je suis enclin à penser qu'une retraite à points est
la solution, où il y aurait pour partie un financement par
répartition et pour partie une
retraite par capitalisation. Autre mesure vitale : réformer
l'administration. Les fonctionnaires sont ceux qui ont la plus longue
espérance de vie et les retraites les plus élevées. L'urgence est
donc de ne pas remplacer l'emploi des fonctionnaires qui partent en
retraite. D'autant plus que nous avons une chance historique : la
moitié des fonctionnaires en activité aujourd'hui prendra sa retraite
dans les dix ans à venir.
A
lire
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Jacques
Marseille est l'auteur de "La Guerre des deux France, celle qui avance et
celle qui freine" (Perrin, 2005)
>>> Consulter
les librairies |
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Et
quelle opinion avez-vous sur le développement de l'Europe ?
En
la matière, je suis plutôt pessimiste en raison de la démographie très inquiétante
des pays qui la composent. Etonnamment, la France fait d'ailleurs exception car
elle a une des fécondités les plus dynamiques. Encore une preuve de sa schizophrénie
: elle dit non à l'Europe, elle est déprimée... et pourtant elle continue à faire
plus d'enfants que la moyenne.
Quel est le
dernier ouvrage économique qui vous a marqué ?
Sans conteste le livre d'Hernando de Soto, Le mystère du capital,
paru chez Flammarion. Un livre exceptionnel qui m'a profondément marqué.
Cet économiste péruvien montre que la valeur des biens possédés par
les personnes du tiers monde, mais possédés de manière illégitime,
sans droit de propriété,
est supérieure à l'ensemble des capitalisations de toutes les bourses
mondiales. Ce qui manque aux pauvres du tiers monde, ce n'est pas
l'argent et notre compassion, mais des titres de propriété.
Parcours
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Jacques Marseille est titulaire
de la chaire d'histoire économique et sociale à l'université Paris I - Sorbonne
et directeur de l'Institut d'histoire économique et sociale.
Ouvrages
publiés :
2005 : Le grand gaspillage 2005 (Perrin, Tempus), La guerre
des deux France, celle qui avance et celle qui freine (Perrin, Tempus), prix
Jean Fourastié
2004 : Les Wendel .1704-2004 (Perrin)
2002 : Le grand gaspillage, les vrais comptes de l'Etat (Plon)
1989 : Nouvelle
histoire de la France (Perrin), France, terre de luxe (La Martinière),
Le Journal de la France au XXème siècle (Larousse), 1900-2000. Un siècle
d'économie (Calmann-Lévy)
1993 : C'est beau la France ! (Plon)
1992 : Lette ouverte aux Français qui s'usent en travaillant et
qui pourraient s'enrichir en dormant (Albin Michel)
1989 : La France travaille trop (Albin Michel)
1986 : L'Age d'or de la France coloniale (Albin Michel), Le
temps des chemins de fer en France (Nathan)
1983 : Vive la crise et l'inflation (Hachette)
Agrégé d'histoire, docteur d'Etat, il a soutenu sa thèse sur les relations économiques
entre la France et son empire colonial de 1880 à 1960. Elle a été publiée en 1984
sous le titre Empire colonial et capitalisme français : histoire d'un divorce
( Albin Michel, Points-Seuil). Elle vient d'être rééditée en 2005 chez Albin Michel,
dans la collection Evolution de l'Humanité.
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