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ENTREPRISE
 
15/03/2006

La chronique de Gérard Pavy
L'entreprise, le pater familias et l'auteur

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A lire
Gérard Pavy est l'auteur de "Dirigeants/ salariés, les liaisons mensongères"
(Editions d'organisation, 2004)
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La grande erreur dans l'entreprise est de pousser trop loin l'élimination du subjectif. Cette affirmation peut surprendre tant la rationalité est prise comme une vertu évidente. C'est oublier que nous autres les hommes, nous sommes malins, et nous utilisons aussi la rationalité, de façade, comme mécanisme de défense.

La part congrue du subjectif
On fait comme si l'homme était quelqu'un de rationnel et "normal", à fortiori s'il est un manager avec quelques responsabilités. Rien n'est plus faux. L'homme, manager ou managé, entre dans l'entreprise avec ses névroses, ce qui n'est pas une maladie honteuse. Tant que l'entreprise se présente en écho de la structure familiale, elle peut servir au recyclage des angoisses personnelles et à l'adaptation de l'imaginaire de ses salariés grâce au processus d'identification à un dirigeant faisant fonction de "pater familias".

Dans nos organisations actuelles, en revanche, la part du subjectif se réduit, les responsabilités sont émiettées et les lieux d'autorités effacés. Les jeux de pouvoir consistent souvent à utiliser les référentiels en vigueur à un moment donné pour marquer des points. Ainsi, les réunions entre managers dans de nombreuses entreprises sont réglées par des normes tacites, comme les bals de nos grands-mères. Il faut permettre à chacun de briller un peu (mais pas trop), de donner le sentiment de s'attaquer aux vrais problèmes, tout en préservant l'image de chacun. La marge de jeu est étroite, sauf à trouver un éventuel bouc émissaire cristallisant miraculeusement le consensus du groupe sur lui. Dans ce système personne n'est dupe, mais personne n'est crédible, et tout le monde le sait. Et ce n'est pas grave puisque tout sera oublié demain.

Comme ces conventions se situent dans le prolongement de ses propres mécanismes de défense, l'individu n'est pas gêné par leur caractère factice. Il n'est pas incité à s'interroger sur lui-même, à fortiori à se remettre en cause. Sauf accident. Quand il découvre à ses dépens que cette magie n'opère pas dans sa vie privée, il n'en est que plus désemparé…

L'entreprise, le pervers et le névrosé

La logique se poursuit parce qu'un certain discours de l'entreprise nie que les gens soient névrosés et de plus ignore les pervers. Les pervers, eux, s'accommodent très bien du système impersonnel : leur inclinaison est de prendre l'autre comme un objet de jouissance. Cette plaisanterie, un peu désuète, "le capitalisme, c'est l'exploitation de l'homme par l'homme et le communisme, c'est l'inverse" se transforme en : "l'organisation, c'est l'exploitation des névrosés par les pervers". Comme Michel Crozier l'a montré, personne n'a le monopole du pouvoir, ni de l'exploitation peut-on ajouter. Objectivité, modélisation, logique instrumentale, tout cela se présente comme de bons produits de la rationalité. La perversion est la dernière mouture du politiquement correct. Joli tour de passe-passe d'une réalité en trompe l'œil qui s'impose, d'une candeur intrigante, comme incontournable.

L'entrée des artistes
Que faire ? C'est simple et facile. Il n'y a pas grand-chose à changer. Juste un petit réglage pour éviter que le bateau entreprise ne penche trop d'un côté, celui séduisant de l'objectivité. Comme les sirènes d'Ulysse ou la Lorelei, cette objectivité dirige le navigateur hâtif et naïf vers une fin funeste. Nier que les hommes sont gentiment névrosés nous fait aller dans le mur. L'épanouissement des individus réside dans ce même subjectif qu'on essaye d'écraser par un rationnel standardisé et soi-disant prévisible pour combler les angoisses face au futur inconnu. L'homme qui écrit sur une page blanche trempe sa plume dans sa subjectivité pour y trouver l'inspiration. Le mot auteur n'a-t-il pas la même racine que l'autorité ?

Exit le robot, vive l'artiste(*). Ceci requiert aussi d'avoir à la tête un dirigeant qui décide non pas seulement en fonction de modèles donnés, mais aussi de ses goûts. Prenant appui dans son corps, le dirigeant épaissit sa personnalité, affermit son jugement pour présenter une vision personnelle de là où va l'entreprise. A partir du moment où le dirigeant se présente pleinement, avec les rondeurs de sa subjectivité et de sa singularité, il devient un point de repère aussi stable qu'une statue de Botero. Cela suffit pour donner du sens à chacun. Dans cette posture, indispensable au dirigeant, chacun peut y trouver l'occasion de croître. Il doit être possible de réconcilier le désir individuel et le destin de l'entreprise. A votre tour de frapper les trois coups et d'enchanter le monde.


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Parcours

Gérard Pavy, 51 ans, est consultant, sociologue, et psychanalyste. Il dirige Pavy Consulting, société de conseil et formation en management. Il est par ailleurs chargé de cours au sein du MBA HEC. Il est l'auteur de "Dirigeants/ salariés, les liaisons mensongères" (Editions d'organisation, 2004) et de "La logique de l'informel" (Editions d'organisation, 2002). Avant de fonder Pavy Consulting, il a été vice-président d'Aon Management Consulting, directeur général de Celerant Consulting France et senior manager cherz Accenture. Gérard Pavy a collaboré pendant dix ans avec Michel Crozier.

(*) "L'intelligence sensible", Christine Cayol, Village Mondial


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