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ENTREPRISE
 
24/10/2006

Hubert Landier (Divorce à la française)
"L'entreprise devient la tour de Babel"

A l'occasion de la sortie de son livre qui met en lumière le fossé qui se creuse entre les Français et l'entreprise, Hubert Landier a répondu lors d'un chat aux nombreuses questions des lecteurs du JDM.
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Hubert Landier (Divorce à la française)
Dans son dernier ouvrage, "Divorce à la Française, comment les Français jugent les entreprises" (Dunod), Hubert Landier fait le point sur les manifestations de la dégradation du climat social dans les entreprises. Expert en relations sociales, il a pu observer, lors de ses nombreuses missions de diagnostic, les ruptures qui se matérialisent entre les salariés, la direction et les syndicats. Il a livré ses conclusions et ses conseils lors d'un chat avec les lecteurs du Journal du Management.


Les Français qui n'aiment pas l'entreprise, c'est une idée plutôt répandue… Quelle expérience en avez-vous eu concrètement ?
Hubert Landier. Mon expérience est celle des enquêtes de climat social, essentiellement dans les grandes entreprises. Et évidemment, quand on me demande de faire une enquête, c'est que ça ne va pas très bien. J'ai donc rencontré des salariés, à la fois d'entreprises très différentes et de fonctions très différentes (du manutentionnaire au cadre dirigeant). Ce qui m'a frappé, c'est la distance qui s'est créée entre les salariés sur le terrain et les dirigeants qui sont au siège. Ils ne se rencontrent plus, ils ne se parlent plus et ils ne se comprennent plus. Au fond, on pourrait dire que les salariés aiment leur métier, qu'ils s'entendent plutôt bien avec leur patron immédiat mais que plus les dirigeants sont loin, plus ils craignent le pire.

Pensez-vous que les Français sont surtout en conflit avec leur entreprise ou bien avec l'Entreprise en général ?
Les salariés sont plutôt fiers de ce qu'ils font. Ils s'identifient à leur métier, aux produits ou aux services qu'ils rendent. Mais ils sont perplexes ou critiques face aux changements qu'ils subissent, dont ils ne comprennent pas forcément les tenants et les aboutissants. Ce qui fait qu'ils ont souvent le sentiment que les dirigeants roulent non pas pour l'entreprise mais pour leur intérêt propre ou celui des seuls actionnaires.

Hubert Landier (Divorce à la française)Quelles sont les principales causes de ce divorce ?
Pour comprendre comment se forge l'image de l'entreprise, je vais prendre un exemple très concret. Cela se passe dans une usine d'une grande entreprise industrielle française, pour laquelle je réalise une enquête de climat social. Un opérateur m'explique qu'il y a des tas de petits problèmes qui restent sans solution. Et il prend l'exemple d'un néon qui flashe et cela depuis des mois : "on a d'abord demandé au contremaître de le changer mais il a répondu qu'il n'y avait pas l'argent. On a demandé au délégué de s'en occuper, il a fait ce qu'il a pu mais il n'a pas eu de réponse. Alors on s'est mis en grève. Et le néon a été changé." Le sentiment qu'il avait, c'était : "là-haut, ils se foutent de nous !" Ce genre de situation dans les entreprises est très répandu. Qu'est-ce qui s'est passé exactement ? En fait, pour réduire les coûts, ils avaient externalisé la fonction maintenance des éclairages. Mais les salariés ne le savaient pas. Et celui qui a imaginé de sous-traiter la maintenance n'a pas vu les dégâts collatéraux qu'il allait provoquer. C'est ainsi qu'à partir de petits faits, les gens vont se faire une image négative de l'entreprise.

Les symptômes du divorce sont-ils les mêmes dans les grandes entreprises et les PME ?
Non, pas du tout. Dans la PME, on connaît le patron. Avec ses qualités et ses défauts. Il est présent et il est jugé pour ce qu'il est. Alors que dans les grandes entreprises, le pouvoir est "ailleurs", entre les mains de gens qu'on ne connaît pas, et l'imagination travaille. Les salariés vont souvent imaginer qu'il défend des intérêts qui ne sont pas ceux de l'entreprise. Et en même temps, les dirigeants n'ont pas conscience des réactions qu'ils vont provoquer sur le terrain. Il y a rupture de communication.


Dans les grandes entreprises, le pouvoir est entre les mains de gens qu'on ne connaît pas et l'imagination travaille."

Vous parlez de divorce, mais y a t-il jamais eu de mariage ? A quand remonte une entente parfaite entre patrons et salariés ?
Elle n'a jamais été parfaite en France. Mais ce qu'il y a de nouveau, c'est que le contrat social traditionnel a disparu. Il était fondé sur un échange entre la sécurité procurée par l'entreprise et le travail fourni par le salarié. C'était une relation durable, qui trouve probablement son origine dans les relations féodales. Ce qu'il y a de nouveau aujourd'hui, c'est que la grande entreprise a cessé de proposer la sécurité qu'en attend le salarié. Cela résulte de méthodes de management qui nous viennent des Etats-Unis. Mais le contexte culturel y est complètement différent, dans la mesure où il s'agit d'un pays de nomades et non pas de sédentaires comme en Europe. Autrement dit, cette remise en cause du contrat social traditionnel est une conséquence de la mondialisation en cours.

Des rapports de 1 à 100, voire plus, entre la rémunération des salariés et des cadres expliquent-ils ce divorce ?
Les Français comprennent très bien que la famille Mulliez se soit enrichie, dans la mesure où elle a pris des risques, où elle réinvestit dans les affaires et où elle crée des emplois. Ce qu'ils ne comprennent pas, c'est qu'un cadre dirigeant qui a échoué dans sa mission parte avec des indemnités ou des stock-options qui soient totalement injustifiées. C'est une illustration de la rupture du contrat social traditionnel. Les Schneider se sont enrichis, mais en même temps, ils multipliaient les œuvres sociales. C'était du paternalisme mais on ne pouvait pas le leur reprocher.

Hubert Landier (Divorce à la française)Quelles sont les solutions à apporter à ce climat de malaise d'après vous ?
Les gens ne se parlent plus et ne se connaissent plus. Je déplore que les écoles d'ingénieurs ou que les écoles de gestion n'accordent pas, par exemple, un minimum d'importance aux bases élémentaires du droit du travail. De sorte qu'un ingénieur sorti d'une grande école et qui se retrouve chef de service ignore ce qu'est un délégué du personnel. Je déplore également que certains dirigeants d'entreprise ne soient pas plus présents sur le terrain, qu'ils ne donnent pas davantage l'impression de s'intéresser à ce que font les gens. D'une façon générale, on assiste à un cloisonnement de plus en plus fort, de sorte que l'entreprise devient la tour de Babel.

Qui peut faire quelque chose contre cette rupture au sein de l'entreprise ? La direction générale, les RH, la communication interne… ?
Pas tellement la communication interne. Essentiellement l'encadrement, à tous les niveaux, en expliquant ce qui se passe, de façon à donner du sens aux efforts de chacun. Par ailleurs, je crois que les financiers doivent davantage prendre en compte la dimension humaine de l'entreprise. C'est très bien de faire des économies sur la maintenance des éclairages, mais c'est comme cela qu'on se retrouve avec des mouvements de grève. La réussite durable d'une entreprise ne peut pas faire abstraction de sa dimension humaine. Quant aux DRH, il faut qu'ils parviennent à faire comprendre aux financiers qu'ils ne sont pas seulement une source de coût mais qu'ils contribuent à créer de la valeur, en posant les bases d'une plus grande efficacité, à la fois individuelle et collective.


Les DRH doivent faire comprendre aux financiers qu'ils ne sont pas seulement une source de coût."

Pensez-vous que rendre l'affiliation à un syndicat obligatoire permettrait de relancer le dialogue social ?
Certainement pas. L'adhésion à un syndicat doit rester un acte volontaire. Mais il est clair que si les avantages liés à une convention collective ou à un accord d'entreprise étaient réservés aux seuls adhérents des organisations signataires, ça changerait tout. Le cadre institutionnel des syndicats explique leur faiblesse. Leur représentativité est souvent artificielle par rapport à l'influence qu'ils exercent. C'est toute l'action syndicale qui demande à être repensée. Certains, au sein des centrales syndicales, s'y emploient, mais ils doivent tenir compte du poids énorme du conservatisme des militants à tous les niveaux.

Les représentants syndicaux que je côtoie sont parmi les salariés les plus âgés et je crois que c'est un vrai problème. Qu'en pensez-vous ?
Tout à fait. Beaucoup de DRH s'inquiètent de la façon dont se fera la relève syndicale, parce qu'ils ont besoin d'interlocuteurs qui soient compétents et représentatifs. Les syndicats qui sont souvent représentés par des militants âgés doivent se préoccuper davantage des attentes spécifiques des jeunes. Et les jeunes, de leur côté, doivent prendre le relais, s'investir dans les fonctions représentatives, et ne pas se contenter de consommer les avantages obtenus par les anciens.

Que pensez-vous des médiateurs extérieurs qui viennent régler un conflit dans l'entreprise ? N'est-ce pas surtout pour la direction reconnaître qu'elle est débordée par la situation ?
Reconnaître que l'on est débordé par la situation, c'est une forme d'humilité qui n'est pas à mépriser. Un regard extérieur, et c'est celui que je porte en tant que consultant, peut aider à prendre de la distance et à voir des choses que l'on ne voyait plus tant elles sont évidentes. Le nom sous lequel je propose mes rapports de climat social s'appelle "rapport d'étonnement".

J'ai lu votre livre que j'ai particulièrement apprécié. Il m'a rappelé le livre écrit par Corinne Maier "Bonjour Paresse". Etes-vous aussi pessimiste qu'elle quant à l'attitude à adopter face à son employeur ? Ne pensez-vous pas qu'il puisse exister une autre alternative que la paresse et le repli sur le cocon individuel ?
Oui, bien sûr. Son attitude est une forme de démission. Et je suis plutôt de ceux qui estiment qu'il faut se battre, au jour le jour, contre la bêtise, la fermeture d'esprit et certains comportements intolérables. C'est pour cela que je pense que c'est sur le terrain que les choses se jouent. Quand je vais dans une entreprise que je ne connais pas, je pose des questions qui peuvent paraître très triviales. "Est-ce que ça vous arrive de casser la croûte avec votre patron ?", "Est-ce qu'on fait la fête chez vous?", "Est-ce que les cadres viennent à la fête du personnel ?". C'est à des choses comme cela qu'on peut se faire une idée du climat social dans une entreprise. Et mettre un peu plus de convivialité, au jour le jour, c'est à la portée de tout le monde.

Hubert Landier (Divorce à la française)Y a-t-il des entreprises que vous considérez comme des modèles, pour leur fonctionnement harmonieux entre salariés, syndicats, patrons, actionnaires ?
Je me méfie beaucoup de la success story dont on parle dans la presse ou du manager de l'année dont on ne sait pas quelles pratiques cela recouvre. Je crois qu'effectivement, il y a des entreprises où cela se passe plutôt mieux que d'autres. Le climat social est fonction de la qualité du management, mais la qualité du management est elle-même fonction du type de gouvernance de l'entreprise, et le type de gouvernance résulte des valeurs qui fondent l'entreprise. Est-ce qu'il s'agit d'assurer son développement durable ou est-ce qu'il s'agit de faire un maximum de fric en un minimum de temps ? Est-ce que l'entreprise roule pour les seuls actionnaires ou est-ce qu'elle roule dans l'intérêt simultané des actionnaires, des clients, du personnel et des collectivités publiques ? C'est le grand débat entre la logique actionnariale et celle des parties prenantes. La profitabilité de l'entreprise est fonction de la façon dont les salariés s'y reconnaissent. Autrement dit, ce n'est pas un jeu à somme nulle, ça doit être un jeu à somme positive, de type gagnant-gagnant. Je me souviens avoir entendu le dirigeant d'une grande entreprise dire à un des dirigeants de la CGT : "notre but, c'est de faire un maximum de profit." Et le dirigeant syndical de lui répondre : "et le nôtre, c'est de vous en reprendre un maximum au profit des salariés." Ce dirigeant, qui était un Britannique, a conclu en disant : "nous sommes parfaitement d'accord."

Quel rôle jouent les managers de proximité dans ce conflit ?
Le climat social dans l'entreprise repose essentiellement sur les managers de proximité. Et ils ne sont pas toujours dans une situation facile. La direction leur en demande de plus en plus, ils ne sont pas toujours bien informés de ce qui se passe, on ne leur demande pas leur avis et ils ont parfois du mal à comprendre les jeunes. Ils ont un rôle extrêmement difficile à assumer et qui n'est pas toujours reconnu.


Traditionnellement les cadres s'identifiaient à la direction, alors que de plus en plus, ils s'identifient à la masse des salariés."

On demande de plus en plus aux cadres sans leur donner de moyens : pensez-vous que cette catégorie souffre d'un mal-être durable ?
Oui, évidemment. Ce qui me frappe, c'est que traditionnellement les cadres s'identifiaient à la direction, alors que de plus en plus, ils s'identifient à la masse des salariés. En fait, leur attitude n'est pas homogène, parce qu'ils représentent une catégorie qui, elle-même, n'est pas homogène. Il faut distinguer entre le chef d'atelier, qui a une réelle responsabilité humaine, et l'ingénieur d'études, qui est un électron libre sans véritable fonction d'encadrement. Leurs réactions sont évidemment différentes. Les cadres, comme les autres catégories de salariés, mais plus encore, doivent être associés à la vie de l'entreprise. Ils doivent être informés, consultés et respectés par la direction. Certains dirigeants ont une bonne image, parce que ce sont des hommes de métier. D'autres ne le sont pas, parce qu'ils sont perçus comme étant uniquement des financiers et qu'ils ne font pas partie d'une communauté de métier.

Cela se passe-t-il mieux dans les autres pays ?
Pas forcément. Chaque peuple réagit en fonction de sa propre histoire. Les Français sont un peuple de paysans, qui étaient durablement marqués par le système féodal. Les Italiens sont un peuple d'artisans et de marchands, travaillant spontanément en réseau. Les Américains sont un peuple de nomades embarqués dans la caravane en marche vers l'Ouest. On pourrait multiplier les exemples. Ce qui est difficile aujourd'hui, c'est que les règles du jeu privilégient le nomadisme au détriment de notre culture sédentaire. C'est là qu'il y a une contradiction que nous, Français, ne vivons pas bien.

Y a-t-il d'autres pays où l'on rencontre ce genre de divorce ?
Il est certainement plus accentué en France, pour des raisons à la fois historiques et culturelles. Par exemple, il y a le fait que nous sommes un pays de tradition catholique, où l'argent est sale. Ce qui n'a rien à voir avec l'état d'esprit des pays protestants.

Merci pour vos questions. Et si je peux me permettre un message : il faut écouter, se parler, accepter le pluralisme des points de vue et y découvrir de quoi, soi-même, avancer.


Parcours

Hubert Landier est Docteur d'Etat ès-sciences économiques. Il est également diplômé d'études supérieures en sciences politiques. Il intervient en tant qu'expert auprès de grandes entreprises françaises et étrangères sur les problèmes liés au management du changement, au développement des ressources humaines et aux rapports sociaux. Il est d'ailleurs président du cabinet Management Social. Il enseigne également à l'Université de Paris V et à l'Ecole Centrale de Paris. Il a fondé en 1975 la revue "Management et Conjoncture Sociale" et dirige la lettre bi-mensuelle "Management social". Il est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages dont "Les relations sociales dans l'entreprise" (avec Daniel Labbé, Liaisons, 1999), "Le management du risque social" (avec Daniel Labbé, Editions d'Organisation, 2004) et plus récemment, "Divorce à la française, comment les Français jugent les entreprises" (Dunod, 2006).
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