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INTERVIEW
13/02/2007
Pierre Tapie (Essec) : "Nous avons transformé notre grande école en MBA"
Face à l'omniprésence des institutions américaines sur le marché des MBA, chaque établissement peaufine son projet pédagogique. L'Essec est certainement l'école française qui a adopté la stratégie la plus originale. Quel en est le principe ? Quels sont les atouts des business schools européennes et les défis qu'elles vont devoir relever ? Les réponses de Pierre Tapie, directeur général de l'Essec.
Depuis 1999, votre MBA s'obtient en suivant le cursus de la grande école, intégré après une classe préparatoire. Il s'adresse donc à des gens très jeunes... Pierre Tapie. De plus en
plus, les hauts potentiels déjà dotés d'une expérience professionnelle et qui veulent suivre un MBA préfèrent attendre d'avoir 30 ou 35 ans. La montée en puissance des Executive MBA leur permet ainsi de suivre cette formation tout en restant en poste. Ceux qui veulent faire un MBA full time le font plus jeunes, lorsqu'ils peuvent encore consacrer un an ou deux à une formation à temps plein. On constate donc un rajeunissement du marché mondial des MBA full time. Harvard est d'ailleurs le premier à dire : "If you have the skills, why wait ?" (Si vous êtes bon, pourquoi attendre ?) Nous avons voulu anticiper ce mouvement, en sachant que les très hauts potentiels que nous intégrons dans la grande école sont tout à fait référençables MBA.
Pourquoi adopter une stratégie si différente des autres grandes écoles françaises ? Peut-être préfèrent-elles suivre le chemin plus classique qui consiste à rechercher une place pas trop mauvaise dans les classements internationaux. Notre MBA est plus innovant et plus proche du modèle américain (même s'il nous demande plus d'explications !). Voici l'idée qui nous a guidés Quand on demande aux directeurs d'écoles françaises où sont leurs plus hauts potentiels, ils ne répondent pas dans leur MBA, mais dans la grande école. Nous avons donc transformé notre grande école en MBA. Cela donne aussi une meilleure compréhension du diplôme à l'étranger. Et ça fonctionne. Les deux années moyennes d'expérience professionnelle de nos diplômés assurent les recruteurs de leur maturité et de leur épaisseur professionnelle. De 1996 à 2006, le nombre d'offres proposées aux étudiants de l'Essec est ainsi passé de 3.000 à 16.500.
Ce positionnement explique-t-il que l'Essec ne soit pas très présente dans les différents classements de MBA ? Tout à fait. Ces classements sont en grande partie indexés sur le salaire à la sortie, qui dépend beaucoup de l'âge des étudiants. Comme à cet âge là, le salaire progresse très vite, un MBA dont les étudiants sont plus jeunes que la moyenne est défavorisé. De plus, les salaires sont comparés sans prendre en compte les différents niveaux de charges sociales, alors que mécaniquement, 100.000 dollars aux Etats-Unis ne valent pas plus que 50.000 euros ici. Je ne crois donc pas du tout à la pertinence de ces classements.
Que recherchent les étudiants qui viennent suivre le MBA de l'Essec, qu'ils sortent de prépa, d'autres cursus, ou viennent de l'étranger ?
Avant toute chose : l'extraordinaire flexibilité du programme, puisque l'agencement des cours est très fortement personnalisé. Pour 10 à 13 U.V. communes, 17 à 20 sont libres. Cette proportion, très élevée, est d'ailleurs très coûteuse à organiser Mais nous considérons que c'est la deuxième tendance lourde du marché des MBA, avec son rajeunissement. Par ailleurs, ceux qui choisissent l'Essec recherchent souvent un équilibre entre les business cases habituels et ce qui relève du business in society - éthique, histoire de l'humanisme, philosophie appliquée à l'entreprise - qui font véritablement partie du code ADN de l'Essec. Enfin, nous avons un certain nombre de chaires et de filières très originales : immobilier, luxe, santé
Quelle différence pédagogique y a-t-il entre les MBA européens et américains ? Nous avons une aptitude plus naturelle à inscrire nos programmes dans les grandes questions du XXIe siècle que sont le développement durable, la responsabilité sociale de l'entreprise, l'environnement Notre tradition de formation supérieure est de cinq à six ans d'études, qui incluent enseignements spécialisés et humanités. En effet, l'Europe étant un environnement complexe, il faut être cultivé pour être un bon professionnel. Aux Etats-Unis, l'essentiel est d'être un entrepreneur, de se développer vite : on fait quatre années de Bachelor puis on entre dans le monde du travail. Ceux qui veulent poursuivre leurs études ont un rapport très utilitaire au savoir. Les questions subtiles et profondes ne font pas naturellement partie de l'environnement d'étude. Les business schools européennes ont donc une très belle carte à jouer.
Que penser du développement des business schools dans les pays émergents ? Il faut s'en réjouir ! Ces pays ont besoin de managers et parfois de réconcilier le management avec leur propre culture. De plus, il existe déjà des écoles remarquables. En Inde par exemple, l'Indian Institute of Management d'Ahmedabad, qui attire 200.000 candidats pour 200 places, a formé tous les ministres indiens. Et je peux vous assurer qu'ils n'ont rien à faire des classements internationaux
Vous avez ouvert un campus à Singapour. Quelle est votre stratégie d'implantation et de partenariats ? Nous voulions renforcer la composante asiatique de notre projet pédagogique. Nous avons choisi Singapour pour son interculturalité beaucoup plus forte qu'en Inde, en Chine ou au Japon. De plus, on fait venir plus facilement les professeurs, leurs familles et les étudiants là où la vie est facile et agréable. Pour ce qui est des partenariats, outre les échanges d'étudiants, les double-diplômes et les projets de recherche communs, nous avons établi des collaborations stratégiques avec deux institutions. Notre EMBA est délivré en commun avec Mannheim, en Allemagne. Et nous délivrons avec Ahmedabad notre Advanced Management Program, d'une durée de 2 à 3 semaines. Bien entendu, nous réfléchissons actuellement à d'autres partenariats.
Comment pensez-vous que l'Europe puisse promouvoir sa formation continue ?
Nous devons bien sûr continuer à développer un contenu intellectuel et pédagogique excellent. Mais, contrairement aux Etats-Unis, l'Europe a cette tradition très noble que le savoir est un bien public et non privé. D'un côté, cela nous pousse à avoir de meilleurs étudiants, puisque nous n'avons pas de pré-filtre social avant notre sélection. D'un autre côté, c'est la raison d'un déficit structurel de ressources pour les institutions de notre continent. Sans aller jusqu'aux 30 milliards de dollars amassés par Harvard, nous devons changer de modèle.
De quelle façon s'y prendre ? D'abord en convaincant les étudiants de payer davantage leur scolarité. Ceci dans la limite de la tradition européenne, évidemment, donc pas à hauteur de 45.000 euros le MBA, comme le fait l'Insead. Ensuite, en convaincant les entreprises qu'elles ont intérêt à travailler davantage avec nous. Les 20 millions d'euros levés dans le cadre du développement de l'Essec sur les quatre dernières années montrent que c'est possible. Enfin, en faisant reconnaître à l'Etat que le financement des institutions européennes est un enjeu majeur. En deux mots : trouver les financements nécessaires et être très malins !
En savoir plus Le site de l'Essec
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