Journal du Net > Management >  Georges Chetochine : "Que reste-t-il aux hypermarchés ? Pas grand-chose"
INTERVIEW
 
23/03/2005

Georges Chetochine (Chetochine SA)
Que reste-t-il aux hypermarchés ? Pas grand-chose

Pour Georges Chetochine le constat est simple : les hypermarchés n'ont plus d'avenir en l'état. Désormais, il faut satisfaire la jouissance immédiate du consommateur.
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Georges Chetochine
J.-N. Kapferer (HEC)
N. Riou (Brain Value)
Les tops et les flops

Trop de tout. Le consommateur sature. Il est frustré. Son opium ? Le téléphone, la télé, le tiercé. Georges Chetochine, président de Chetochine SA et spécialiste de la grande consommation, les appelle les "compensations émotionnelles". Dans son dernier ouvrage, Le blues du consommateur, Georges Chetochine décrypte ce nouveau malaise et s'attache aux changements de mode de consommation.

En quoi le consommateur a-t-il changé ? A-t-il mûri ?
Georges Chetochine.
La relation entre le consommateur - celui qui utilise le produit ou le service ou s'imagine l'utiliser - et le client - celui qui achète pour lui, sa famille et ses amis - a changé. Le consommateur rêve toujours, le client ne rêve plus. Il avait auparavant des envies et des besoins. J'ai vécu l'arrivée des hypers en France, c'était fantastique. Nous pouvions nous équiper en télévisions, réfrigérateurs, magnétophones… Aujourd'hui, nous sommes tous équipés. Le consommateur a moins d'envies, et le client en a marre, il ne veut plus de tous ces produits. La scission entre l'envie du consommateur et la réalité du client provoque une frustration. Nous rentrons dans une "économie psychique" : il ne faut plus répondre aux besoins mais aux frustrations.

A-t-on déçu le consommateur ?
Les marques ont trop promis. Et les gens ne sont pas raisonnables. Ils ont cru ce qu'on leur a promis. Ils comprennent maintenant que l'on s'est moqué d'eux.

Comment peut-on définir la frustration ?
Il s'agit d'une pulsion que nous ne pouvons pas assouvir. Il existe des techniques pour la définir en isolant les pulsions. La frustration, c'est par exemple sortir de l'avion et ne pas avoir le droit de fumer dans l'aéroport, après un long trajet sans tabac. C'est aussi partir tôt pour aller travailler et se retrouver face à une route barrée, sans avoir été prévenu. Vous avez alors envie de frapper quelqu'un, mais c'est aussi interdit… La pulsion est souvent liée à un interdit. Les manifestations des lycéens qui ont lieu en ce moment répondent par exemple à une pulsion égalitariste, courante chez les jeunes. Le ministre n'a pas compris que l'enjeu consiste à ne pas frustrer les élèves. Il aurait pu faire une réforme beaucoup plus sévère, sans les frustrer.

Comment avancer sans être prisonnier des frustrations des autres ?
Le défi des managers consiste à arriver à ses objectifs sans frustrer les autres. Pour cela, il faut comprendre et contourner les frustrations. Il faut être plus intelligent.


Ne pas confondre dû et service"

Travailler sur la frustration et non le besoin risque-t-il de ralentir l'apparition de nouveaux produits ?
Les nouveaux produits se développeront s'ils répondent aux frustrations. Par exemple, le BlackBerry permet de relever ses e-mails n'importe où. Ce produit répond parfaitement à la frustration d'imaginer que l'on a pu chercher à vous contacter mais que vous ne pouvez pas le savoir.

Qu'est-ce qui limite l'innovation ?
L'innovation consiste à répondre à des contradictions. Cela coûte cher, c'est risqué pour l'entreprise et le salarié, trop souvent sanctionné en cas d'échec. La puissance de la grande distribution amplifie le phénomène : on n'est pas sûr que le produit sera en rayon, pas sûr qu'il ne sera pas copié par une marque de distributeur…

Travailler sur la frustration suppose toujours plus d'attention au client, tout comme travailler sur le besoin. Cela revient à travailler sur sa relation client…
Croyez-vous que le service client existe vraiment ? Je ne le constate pas au quotidien. Il faut définir le service de manière précise. Je voyage en avion et on me sert un Dom Pérignon millésimé. Si je suis en First, cela me paraît normal. En Business, je me dis "ça c'est du service !". En Eco, je le prends comme une faveur. Il faut donc distinguer le dû, le service et le privilège. Et ne pas confondre dû et service… La notion de service ne dépend pas de l'opérateur mais de l'opéré.

Le client ne va-t-il pas toujours en demander plus ? Peut-on vraiment le satisfaire ?
Plus vous donnez de la confiture aux enfants, plus ils en veulent. Le consommateur, infantilisé, agit de la même manière. Je ne suis pas là pour dire ce qu'il faut en penser. Je suis un observateur. Je m'intéresse aux comportements, qui découlent de situations. Pour changer les comportements, il faut créer de nouvelles situations. On le voit par exemple avec le succès des radars sur les routes.


Aux Etats-Unis, les hypers à la française n'ont jamais fonctionné"

N'exagère-t-on pas la perte de vitesse des hypermarchés et des grandes marques ?
Non. Les grands magasins, en France et dans le monde, ont presque disparu. Leur format n'est plus aussi utile qu'à une époque. C'est aujourd'hui le cas des hypermarchés. Il s'agit d'un mode de distribution typiquement français, sous-développé en distribution non alimentaire. Progressivement, des chaînes propres à l'alimentaire se sont créées. Que reste-t-il aux hypers ? Pas grand-chose. Le hard discount propose des prix identiques, voire plus bas. Aux Etats-Unis, les hypers à la française n'ont jamais fonctionné. L'alimentaire ne représente que 20 % des ventes de Walmart. Les hypermarchés cherchent à faire venir les gens de loin. Pour cela, ils ne peuvent plus compter uniquement sur le non alimentaire. Ils vont devoir faire un bond en avant sur l'électroménager. Or actuellement, les prix des nouveaux produits électroniques ne sont pas intéressants dans les hypermarchés. De plus, pour vendre ce type de produits, il faut des vendeurs, ce qui coûte très cher. Il n'est donc pas dit que les hypers puissent être concurrentiels.

Ne font-ils pas d'effort sur les prix de l'alimentaire ?
La moitié du panier de la ménagère correspond à des produits frais. Mais les distributeurs ne baissent que les prix des produits manufacturés !

La perte de vitesse des hypers est-elle aussi liée à un changement du consommateur ?
Dans notre civilisation, la jouissance immédiate doit être supérieure à la contrainte. Cela se répercute dans les modes de distribution. Le consommateur ne veut plus de contraintes, comme l'attente aux caisses. Si les hypers mettaient au point des caisses automatiques avec un système de puces dans les produits, on peut penser que leurs résultats s'amélioreraient.


Aujourd'hui, il faut avoir une cause"

Que dites-vous à vos clients distributeurs ?
Je dis aux hypermarchés qu'ils ne s'en sortiront pas. Il faut faire autre chose, par exemple des malls à l'Américaine. Auchan dispose d'un fort potentiel avec Kiabi ou encore Leroy Merlin. Le groupe pourrait faire de grands centres commerciaux. On peut également développer des "shop in the shop". Sur 5 000 m², on peut imaginer de l'alimentaire et quelques grandes spécialités, par exemple le sport, la vidéo et l'électroménager. Ce système a été testé avec succès au Brésil.

La distribution sur le Net ne répond-elle pas aux frustrations des consommateurs ?
Internet ne marchera pas dans l'alimentaire. Le modèle économique n'est pas bon. Dans un hyper ou un supermarché, c'est vous qui faites le picking. La main d'œuvre pour le faire coûte cher. Ensuite, la livraison de produits frais est impossible. Enfin, le client aime regarder les produits frais qu'il achète.

On a le sentiment d'un retour à l'authenticité. Pour l'instant, cette tendance se révèle plus dans l'attitude du consommateur que dans le comportement du client. Pensez-vous pour autant que cela s'inscrive dans une tendance lourde ?
Je constate qu'aujourd'hui, toutes les entreprises sortent des chartes. Au début, ce n'était que de la communication. Mais elles sont maintenant obligées de passer à l'acte, de démontrer qu'elles respectent des valeurs.

Les marques claim ne sont-elles pas condamnées à rester des marques de niches ? Voire anecdotiques ?
Les marques claim ne sont pas forcément des marques de niche. Elles revendiquent un combat, une cause. La marque a été une idée à l'époque du besoin. Aujourd'hui, il faut avoir une cause, plus seulement une promesse. On ne dit plus "Je te promets un produit pas cher", mais "Je défends la cause de faire en sorte que tout le monde puisse avoir un ordinateur". Je travaille pour un fabricant de tuiles autrichien. Son combat consiste à faire des tuiles sans polluer. Il produit avec une usine différente et vend un peu plus cher que les autres. Ce fabricant a par exemple choisi de ne pas être distribué dans les grandes surfaces de bricolage, estimant qu'il s'agissait d'un marché de prix. Il est leader mondial...


"Les télécoms, la télévision et le loto"

Dans votre livre, vous parlez d'une possible contre-réaction de la population. Sous quelle forme peut-elle s'exercer ?
La contre-réaction pourrait profiter à la distribution et aux marques locales, comme Breizh Cola. Elle consiste à donner de l'argent à des gens qui se battent pour soi. Au contraire, le combat d'un groupe comme Carrefour revient à augmenter sa cote en Bourse !

Les nouveaux marchés de la "compensation émotionnelle" n'ont-ils pas déjà explosé ? Ont-ils encore du potentiel ?
La compensation émotionnelle répond à la frustration. Ce marché englobe les télécoms, la télévision et le loto. Il s'est développé au détriment de l'alimentaire. Certes, il ne pourra éternellement progresser, mais il existe encore un potentiel énorme dans ce domaine.

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Georges Chetochine
J.-N. Kapferer (HEC)
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Les tops et les flops

Comment la communication va-t-elle évoluer ? Vous parlez "d'anxiété interrogative". N'est-ce pas dangereux de jouer sur les peurs dans la publicité ? Existe-t-il un risque politique ?
Il est devenu très difficile de communiquer. Le message ne passe plus. Les gens reçoivent 1.800 messages par jour. Ils ont en marre ! Ce qui marche, c'est d'avoir une communication "impactante". C'est le cas de Nicolas Sarkozy. Il ne dit rien, mais il "impacte". Plus personne ne croit les grands distributeurs. Avec sa référence à mai 68, la campagne de publicité de Leclerc se moque du monde. Le rêve ne fonctionne plus. A l'avenir, on va de plus en plus s'appuyer sur l'anxiété. On crée une anxiété en apportant une solution.

Au bout du compte, où va-t-on ?
La population finira par réagir. En 1905, la fin du concordat de l'Eglise et de l'Etat a résulté d'une pression morale inacceptable de l'Eglise. Elle est allée trop loin, ce qui lui est retombé sur la tête. Les entreprises vont aussi trop loin. Elles ont fait n'importe quoi, les gens s'en détournent. Je ne veux pas passer pour un moraliste, je suis un observateur. Mais ce livre a également pour mission de tirer la sonnette d'alarme.

Parcours

Né en 1937, Georges Chetochine est un consultant, spécialiste de l'analyse et de l'étude des changements de comportement. Dans le cadre de son cabinet qu'il a créé il y a plus de trente ans avec une poignée de pionniers, il étudie avec ses quarante collaborateurs dans le monde entier, en Europe, en Amérique Latine et aux Etats-Unis, les changements de comportement pour les laboratoires pharmaceutiques, les grands distributeurs, les grandes marques de produits de grande consommation. Il a créé son propre établissement : l'Ecole supérieure de la stratégie marketing et du management". Il est l'auteur de quatre ouvrages de référence "Marketing Stratégique de la Distribution", "La déroute des marques - Comment l'arrêter ?", "Stratégies d'entreprise face à la tourmente des prix", traduits en anglais, en espagnol et en portugais, et "Quelle Distribution pour 2020 ?". Son dernier manuscrit "Le blues du consommateur" vient de paraître et porte sur le nouveau comportement des consommateurs (>>> Consulter les libraires).


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