Un gourou du management a-t-il le droit de faire faillite ?
Fin 2012, le cabinet de conseil en stratégie Monitor Group a fait faillite. Et alors ? Sauf que l'un de ses fondateurs est une célébrité de la discipline : Michael Porter. Comment la firme d'un gourou de la stratégie a-t-elle pu sombrer ? Aurait-elle oublié d'appliquer le modèle des 5 forces ?
Dans un article de Fortune du 29 octobre 2012, Michael Porter et Jan Rivkin proposaient de répondre à la question de ce « que devraient faire les entreprises pour restaurer la compétitivité des Etats-Unis ». Ils y expliquaient que les managers et dirigeants devaient simplement mieux gérer leurs entreprises en se concentrant sur le développement de l’innovation, sur la productivité et sur les communautés dans lesquelles elles s’inséraient. Le mois suivant, dans un numéro spécial sur Le monde en 2013 de The Economist, les mêmes auteurs proposaient leurs avis sur « ce que Washington doit faire » pour restaurer la vitalité de l’économie et des entreprises américaines. Leurs pistes se veulent pragmatiques et claires : faciliter l’immigration des travailleurs qualifiés, simplifier la fiscalité, limiter les taxes sur les profits réalisés à l’étranger, simplifier la réglementation, mettre en place un programme d’amélioration des infrastructures, développer un programme commun d’exploitation des gaz de schiste et créer un budget fédéral durable.
Depuis plusieurs décennies, Michael Porter ne cesse de nous donner son avis et de proposer des solutions dans le monde entier, pour les gouvernements comme pour les entreprises. Cela ne poserait pas problème si le Monitor Group, le cabinet de conseil qu’il a cofondé en 1983, n’avait pas fait faillite il y a six mois… Apparemment, l’entreprise elle-même n’appliquait pas son modèle des 5 forces. Si seulement on nous avait informé de l’inutilité de ce dernier, peut-être aurions-nous arrêté de l’infliger à des générations d’étudiants en stratégie.
Début
1979, dans un article de la Harvard Business Review intitulé « How Competitive Forces Shape Strategy », Michael Porter formalise un
modèle de la stratégie d’entreprise focalisé sur les dynamiques
concurrentielles des marchés et leurs barrières à l’entrée. Il devient alors
rapidement un gourou de la stratégie qui, grâce à son modèle, va pouvoir
s’affirmer comme discipline centrale de la gestion et de son enseignement.
Le
modèle des 5 forces devient rapidement une référence majeure et Michael Porter
est encore aujourd’hui l’un des universitaires les plus cités en gestion.
Pourtant, Matthew Stewart dans The Management Myth (Norton, 2009) remarque
que son modèle est fondamentalement pauvre, tant dans les faits que dans la logique.
Des profits stables peuvent-ils vraiment découler de la seule structure concurrentielle
du secteur ? Finalement, le modèle de Porter est plus explicatif que
prescriptif ou prédictif. Et pourtant, c’est dans ces deux dernières modalités
qu’il va être le plus diffusé, avec la participation active de son créateur.
En parallèle de cette brillante carrière académique, Michael Porter co-fonde en 1983 le Monitor Group avec Mark Fuller, un autre professeur de Harvard, et quatre associés, tous en lien avec la célèbre institution. Ce cabinet de conseil réalisera rapidement plusieurs centaines de millions de dollars de chiffre d’affaires par an, entrant en concurrence avec McKinsey et le Boston Consulting Group. Selon une interview d’un ancien associé, le professeur Porter était surtout impliqué dans la création du groupe et la recherche des premiers clients, apportant son modèle, sa renommée et sa légitimité. Alors, quand en novembre 2012, l’entreprise fait faillite, Steve Denning, journaliste de Forbes pose la question : « pourquoi les consultants du Monitor Group n’ont-ils pas appliqué le célèbre modèle des 5 forces de Porter ? » (Forbes, 20/11/2012).
En 2008, dans le prolongement de la crise financière, l’activité du groupe a commencé à chuter. Un an plus tard, les associés avancent 4,5 millions de dollars et renoncent à leurs 20 millions de dollars de bonus. Cela ne suffit pas et ils sont obligés, en plus, d’emprunter 51 millions de dollars au Caltius Capital Management… Malgré cela, en septembre 2012, l’entreprise ne peut payer le loyer de son siège à Cambridge et se déclare en cessation de paiement. La faillite est actée le mois suivant et, quelques semaines après, Deloitte acquiert le groupe pour 116 millions de dollars.
Les
raisons de la faillite du Monitor Group
ne sont pas évidentes mais il est clair que des erreurs ont été commises et que
le groupe a probablement oublié certains principes fondamentaux de la
stratégie. Pourtant, l’entreprise revendiquait publiquement son utilisation des
principes du modèle de Porter.
La première question qui vient alors à l’esprit
est la suivante : les cordonniers sont-ils décidément et définitivement
les plus mal chaussés ? Le Monitor
Group semble avoir surévalué ses propres qualités et oubliait souvent de
proposer les solutions les plus simples alors que, depuis 2008, beaucoup de
clients avaient simplement besoin de solutions opérationnelles, déjà éprouvées,
peu chères à mettre en œuvre et qui obtiendraient des résultats rapides.
Dans le modèle de Porter, une entreprise peut être un producteur à bas coût ou proposer une valeur supplémentaire à un prix plus élevé. Selon Peter Cohan, qui a travaillé un temps au sein de l’entreprise, le problème du Monitor Group est de ne pas avoir choisi entre les deux. Il fournissait des solutions adaptées aux clients à des prix particulièrement bas pour ce type de prestation. Ainsi, le groupe valorisait son offre de service plus que ses clients ne le faisaient, et donc plus qu’ils ne la rémunéraient. Pour Peter Cohan, l’entreprise cherchait à proposer des solutions originales et viables que les dirigeants des entreprises n’étaient pas capables d’identifier. Mais la plupart des clients ne se rendaient pas compte de la valeur de ce service et des raisons pour lesquels il devait être rémunéré plus cher. De plus, les idées nouvelles et créatives demandent une prise de risque. Or, beaucoup de clients touchés par la crise voulaient des solutions simples, applicables et sûres.
Au-delà
de la faillite du Monitor Group,
c’est la faillite du modèle de Porter qui a en fait lieu. Comment les
consultants du groupe n’ont-ils simplement pas compris que les marchés étaient
devenus incertains et en constante évolution rendant dès lors le modèle
caduque ? Dans un article de 1996 paru dans la revue McKinsey Quaterly, Kevin Coynes et Somu Subramaniam avaient
identifié trois hypothèses problématiques dans le modèle de Porter : une
sous-estimation des dynamiques d’interaction et de collaboration entre les
acteurs d’un secteur, la surestimation de la création de barrières à l’entrée
et de l’avantage structurel dans la création de valeur, et enfin la nécessité
d’une incertitude faible afin de pouvoir anticiper les comportements des
acteurs.
Dans la perspective « porterienne », la stratégie est un
moyen de battre la concurrence, une sorte jeu à somme nulle. Comme il le dit
dans son article de 1979 : « l’état
de la concurrence au sein d’une industrie dépend de cinq forces de base (et) la
solidité collective de ces forces détermine le profit potentiel final d’une
industrie ». La question stratégique se résumait alors à :
comment déployer la stratégie la plus efficace pour s’approprier la plus grand
part du gâteau possible ? La focalisation de Porter sur la concurrence est
problématique dans son modèle et occulte la dimension centrale de la création
de valeur pour des clients et la société et l’on peut alors tracer une ligne
directe entre cette erreur conceptuelle et la faillite du Monitor Group. Porter proposait de se focaliser sur la structure du
marché et de la concurrence avec comme objectif de s’assurer des profits plus
élevés que la moyenne sans forcément chercher à développer un produit ou un
service meilleur.
Cette
vision de la stratégie fondée sur la concurrence et les barrières du secteur
pouvait être pertinente dans les années 1950 où les oligopoles étaient plus
répandus. Mais la mondialisation et les nouvelles technologies sont passés par
là et l’innovation, les nouveaux produits et surtout les nouveaux entrants ont
pris des formes extrêmement diverses, se renouvelant à une fréquence soutenue
et continue. Comme le montrent les travaux de Clayton Christensen, les
innovations radicales (ou de rupture) ont détruit de nombreuses entreprises qui
croyaient en leurs avantages compétitifs durables. Or, la seule position
protégée face à l’innovation est l’innovation elle-même… Dans cette perspective,
le modèle proposé par le Monitor Group
était obsolète : un avantage compétitif durable fondé sur l’étude des
chiffres et des structures existantes d’une industrie donnée. Ses consultants
n’étaient pas particulièrement expérimentés, et donc peu capables de comprendre
les attentes des entreprises et de leurs clients. Ils ne connaissaient rien aux
produits et cherchaient des solutions statistiques et financières face à des
problèmes du monde réel. Mais comment le Monitor
Group a-t-il fait pour tenir aussi longtemps sur un modèle aussi
bancal ?
Il semblerait que la gestion ait trop tendance à suivre des leaders et autres gourous. Et l’aveuglement qui va avec nous empêche alors de réellement évaluer les modèles, leur pertinence et leurs évolutions nécessaires. Le modèle de Porter manquait déjà de fondements empiriques à l’origine, comment dès lors aurait-il pu résister à l’épreuve du temps ? Peut-être que la grande force du modèle et du Monitor Group était surtout la communication et les relations publiques. Comme le dit Steve Denning, en 1979, Michael Porter était surtout la bonne personne, au bon endroit et avec le bon message. Et la théorie s’est rapidement transformée en danse de la pluie, une incantation qui peut se justifier parce qu’elle fonctionne parfois.
Finalement,
quelle est la valeur des modèles et recommandations proposés par Porter si ils
n’ont pas permis de sauver son entreprise ? La plupart des professeurs en
stratégie préviennent déjà leurs étudiants que les modèles ne garantissent pas
le succès. Pour autant, cela devient gênant quand les créateurs des modèles
eux-mêmes n’y arrivent pas… Peut-être que la principale force du modèle de
Porter était les qualités d’auteur et d’orateur de Michael Porter. Le modèle
des 5 forces n’est pas à jeter à la poubelle. Il faut simplement le remettre à
sa place, celle d’une grille de lecture du marché. La stratégie ne peut, et ne
doit, être résumée à ce modèle ; sinon le Monitor Group aurait survécu.
Il n’est pas gravé dans le marbre, ça
n’est pas une révélation divine. Une chose est sûre, les organisations et les
marchés sont complexes et incertains, et une somme de graphiques, de matrices,
d’analyses statistiques et de schémas ne peut permettre de les simplifier sans
risque de tomber dans une représentation simpliste.
En tout cas, la faillite du Monitor Group ferait une excellente étude de cas façon « Harvard Business »…