La Finance peut-elle être "responsable" aujourd'hui et si oui, comment ?

Responsabiliser la Finance est une tâche ardue. Néanmoins, il y a une voie possible qui s'inspire des rares "modèles" de comportements éthiques et responsables dans le monde de la finance, qui en même temps ont démontré leur succès et viabilité.

En gestion, le terme responsabilité est souvent utilisé en conjonction avec les adjectifs 'sociale' et 'éthique'.
La responsabilité sociale est une notion qui cherche encore une place légitime dans la vie des entreprises, bien que la paternité du concept de Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) remonte à Bowen (1953). Dans le sillage de la crise de 2008, la Finance semble être l'industrie en besoin critique de RSE et d'éthique.

Considérons tout d'abord le coté éthique. Les responsabilités éthiques correspondent au fait que les pratiques des acteurs de la finance doivent être conformes à des codes de conduite établis et respectueuses de la vie des affaires.[1] Bien que cela semble incongru, est-il possible d'avoir un comportement éthique dans le monde de la finance, et en même temps de briller par son succès ? Bien heureusement, la réponse est positive et visible à travers quelques exemples rares mais riches d'enseignements.

Prenons le cas de Warren Buffett qui est mondialement reconnu comme l'investisseur ayant eu le plus de succès sur la deuxième moitié du 20ème siècle. En étudiant la carrière de Warren Buffett (Hagstrom, 2005), deux caractéristiques importantes sortent du lot :
1) Buffett possède une philosophie d'investissement simple et limpide que l'on appelle 'value' et qui consiste à acheter des parts d'entreprises dont le potentiel de création de valeur 'réelle' est sous-estimé par le reste du marché;
2) il utilise une forme d'empathie qui l'aide à percevoir la qualité du management et les besoins de l'entreprise avant d'investir. De plus, il ne dévie pas d'une ligne de conduite éthique inspirée entre autre par Benjamin Franklin (un de ses héros).

La crédibilité professionnelle de Warren Buffett et son éthique personnelle ont fait qu'à plusieurs reprises Buffett a été appelé par les institutions américaines "garantes" pour assainir le système financier américain, sans nécessairement tirer un profit personnel. Par exemple, citons le cas d'un des piliers de Wall-Street, la firme Salomon Brothers qui en 1991 fut placée sous sa tutelle pour nettoyer une culture de corruption; ou bien celui du hedge fund Long Term Capital Management, qui du fait de sa débâcle managériale menaça le système financier entier en 1998. A l'époque, Buffett fut approché pour sauver le fonds, mais ses conditions soumises pour éjecter l'équipe managériale ainsi que le montant de l'aide proposée ne furent pas acceptées.

Cela n'empêche pas Buffett de chercher à réaliser des profits en appliquant sa philosophie d'investissement, comme récemment en 2011, après avoir investi plusieurs milliards de dollars pour soutenir les cours de Goldman Sachs et General Electric au début de la crise en Octobre 2008. Ce soutien avait un aspect symbolique car Buffett faisait publiquement le pari d'un redressement économique.

Un autre exemple qui mêle une mission éthique et sociale est celui de la banque privée londonienne C. Hoare & Co qui a survécu aux turbulences du marché depuis plus de trois siècles. En 2008 cette banque fut votée banque privée de l'année dans le "Citi Wealth Magic Circle". En matière de gouvernance, les dirigeants de cette banque doivent rendre leurs parts dès la fin de leurs mandats. Donc ils servent comme gardiens juridiques de la banque.

Cette banque est une société à responsabilité illimitée, ce qui change l'optique de gestion en mettant l'accent sur la gestion du risque prudentiel plutôt que la recherche du profit à tout prix. Celle-ci a par exemple évité la débâcle des produits subprimes. L'ancien DG Alexander Hoare fait ce témoignage surprenant en 2012 : "Nous accomplissons notre mission en restant petit et en restant fidèle à notre philosophie, qui n'est pas trop éloignée de l'approche bouddhiste – Notre système a fait ces preuves de façon durable pendant les trois derniers siècles, et si nous continuons d'harmoniser les intérêts du profit, des gens et de la planète, il devrait continuer à perdurer. Je suis réputé pour avoir dit à d'autres hommes d'affaires 'mon but est de garder notre banque petite', et aux entrepreneurs 'mon but est de garder ma famille pauvre'!"… Bien sûr, cette dernière phrase ne doit pas nécessairement être prise au pied de la lettre, mais elle est tout de même saisissante provenant d'un banquier !

Quant à la responsabilité 'sociale' du monde de la finance, elle apparait de plus en plus dans le bourgeonnement d'institutions financières qui proposent des business models rejetés par les banques traditionnelles. A priori l'idée de prêter à des gens pauvres était ridicule, en dehors des institutions de charité (monts de piété), ou des prêts journaliers à taux d'intérêts exorbitants. La microfinance est une industrie viable depuis plus de trente ans, et bien que des abus aient été répertoriés, certaines couches de la société comme les femmes dans les pays pauvres sont souvent bénéficiaires. Il est aujourd'hui reconnu que la confiance et les garanties apportées par ces communautés servent à réduire le risque de défaut de l'emprunteur de micro-crédit individuel.

Plus récemment, le crowdfunding (financement par la foule) est un nouvel élan qui permet à des particuliers de financer des projets, souvent à missions sociales en utilisant des plateformes internet. Pour le financement des PME innovantes (Start-up), les opérateurs de crowdfunding sont à la recherche de nouvelles façon de sélectionner les projets viables par exemple à travers l'utilisation de l'expertise et "bon jugement" de certains souscripteurs. Les principaux opérateurs français (WiSeed, SmartAngels, Anaxago et FinanceUtile) ont moins de cinq ans d'existence. D'après ces organisations (Dardour, 2013) leur mission consiste "à réconcilier l'épargne du citoyen avec l'investissement dans l'entreprise, pour nous c'est démocratiser l'investissement et l'orienter directement vers l'économie réelle et la création d'emplois. Le crowdfunding a le potentiel de devenir l'un des moteurs essentiels de la croissance économique".

La finance responsable est en train d'émerger, mais ce n'est pas à cause d'un discours moralisateur imposé au monde de la Finance. Au contraire, la "responsabilité" au niveau éthique passe par une prise de conscience des générations actuelles voulant travailler dans cette industrie qu'elles ont prêtes à suivre des exemples hors du commun, tant par leurs valeurs éthiques que par leur succès. Quant à la prise en compte de la responsabilité sociale dans le monde de la finance, cette perspective gagne du terrain et pour paraphraser le philosophe Thomas Kuhn, un nouveau paradigme ne triomphe pas en convaincant ses adversaires, mais simplement parce que les porteurs du vieux paradigme, en l'occurrence ces adversaires, passent l'arme à gauche.

 

Pour en savoir plus sur ces modèles alternatifs, KEDGE Business School organise le colloque FINANCE & SOCIETE : REPENSER LES MODELES ECONOMIQUES ET FINANCIERS POUR UN MONDE APRES CRISE — les 25 et 26 Juin 2013 sur le campus de Bordeaux.

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- BOWEN H., Social Responsibilities of the Businessman, Harper and Row, 1953
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- DARDOUR A.  La Gestion du Risque par les Opérateurs de Crowdfunding, Working paper , KEDGE, 2013.
- FAUGERE C.  Ruthless Compassion in Banking and Finance, Working paper, KEDGE, 2013.
- HAGSTROM, R. G. The Warren Buffett Way. John Wiley & Sons, Inc., Hoboken, New Jersey. 2005.

[1]
MEYSSONNIER François, RASOLOFO-DISTLER Fana, « Le contrôle de gestion entre responsabilité globale et performance économique. Le cas d'une entreprise sociale pour l'habitat », Comptabilité Contrôle Audit, Tome 14, Vol.2, décembre 2008, pp. 107-124