La prédiction auto-réalisatrice, et comment se soigner

Que sais-je ?, disait Montaigne. Il se trompait. Le grand problème de notre société n’est pas ce que nous ne savons pas, mais ce que nous pensons savoir.

Il est difficile de réaliser à quel point nous sommes murés dans des rôles, à quel point cela nous coûte cher, et est dangereux…

Mme Merkel, cette inconnue

Mme Merkel est l’amie des journaux économiques anglais. Comme les pays de l’Est, elle vient de l’empire colonial soviétique. Elle est donc libérale et favorable au marché. Or, l’Angleterre est le champion du libéralisme. Le contrepoids à la France. En conséquence, Mme Merkel pliera l’UE aux désirs de l’Angleterre. Et transformera l’UE en un marché sans foi ni loi. Le Français est inquiet.
Pourtant Mme Merkel surprend l’Anglais, et plaît au Français. Pourquoi diantre a-t-elle accordé à son peuple un salaire minimum ?
Et si Mme Merkel ne raisonnait ni comme un Français ni comme un Anglais ?
Le salaire minimum est une concession à son partenaire de gouvernement.
En Allemagne, on gouverne par consensus. Car ce que veut un Allemand ne peut pas être fondamentalement mauvais. Mais alors, va-t-elle gouverner l’UE par consensus ? Va-t-elle enfin soulager l’Europe du sud de la rigueur qui l’étrangle ? Non, tant que l’Europe du sud ne se comportera pas en Allemand. (Qu’elle sera fondamentalement mauvaise ?)
Allemands, Anglais et Français ont des grilles de lectures culturelles. Le drame de notre société est là, dit Edgar Schein. Nous projetons sur les autres des stéréotypes. Et nous agissons en fonction d’eux. « Prédiction auto-réalisatrice ».

Changement d’ordre 2

Des participants à une session de formation me demandent de simuler une négociation. La société est faite de plusieurs entreprises et son PDG veut les fusionner. Il négocie avec son Comité d'Entreprise (CE), dont le président participe à la formation. Deux personnes sont désignées par leurs collègues pour jouer le rôle du PDG et du représentant du CE. La négociation commence. Le ton monte. L’argumentation vire à la lutte des classes. Le « PDG » s’entend reprocher son salaire… J’arrête l’exercice. Et je demande aux participants de m’expliquer ce que veut faire le PDG. Ce n’était pas clair dans l’échange. Surprise, ils ne le savent pas !
Résultat. Ils se sont renseignés auprès de leur Direction des Ressources Humaines. Et ils ont découvert que le projet était dans leur intérêt.
Qu’est-il arrivé dans cette négociation ? Les négociateurs se sont mis, instinctivement, à jouer des rôles. Patron et syndicaliste. Inconsciemment leur sont venus les arguments qu’utilise tout patron et tout syndicaliste. Jeu sans fin. Mon intervention, qui n’était pas préméditée, a cassé le jeu. Les participants à la négociation sont sortis de leur « rôle ». Et ils ont repris leurs esprits. Nous avons fait un « changement d’ordre 2 ».
La société nous fait jouer à une sorte de pièce de théâtre. Elle nous donne des rôles. Vertueux Allemand/paresseux Français, néoconservateur/postmoderniste, client/fournisseur, chef/subalterne, enseignant/élève, voisin/voisin, parent 1/parent 2… Un changement d’ordre 1 c’est améliorer son jeu. Un changement d’ordre 2 est un changement de pièce de théâtre. Le changement d’ordre 2 est le moyen de se sortir d’une prédiction auto réalisatrice.

De l’affrontement à l’entraide

Pratiquer le changement d’ordre 2 pose un double problème. 1) Nous intériorisons nos rôles. Nous sommes parents, professeurs, Allemands… 2) Nos interlocuteurs n’ont pas lu ce texte.
Que faire ? Voici des idées utiles, dans le cas particulier d’une discussion possiblement conflictuelle :
Première idée. Refusez de jouer un rôle. J’ai besoin de vous, vous avez besoin de moi. Pas de rôle, pas de méprise.
Pas simple ? Edgar Schein propose « humble inquiry », « humble demande de renseignement ». Chercher à éclairer, humblement, ce que l’on ne comprend pas. Que savez-vous de ce dont nous allons discuter ? Qu’attendez-vous de moi ?... Mieux on connaît l’autre, moins la méprise est probable. Conseil : cherchez à avoir l’intérêt de l’autre en tête. Exercice difficile, mais extraordinairement bénéfique : il vous fait voir le monde sous un angle inattendu.

Ce n’est pas fini. Car notre esprit censure ce qui est surprenant ou conflictuel dans une conversation. Et ce dans l’intérêt de la paix sociale et par économie intellectuelle. Notre mécanique interne ligote notre esprit critique. Solution ? S’exercer à chercher ce qui infirme notre point de vue. Utilisez le paradoxe et l’émotion.

Le paradoxe est ce qui nous paraît bizarre dans le comportement, les paroles… de notre interlocuteur. Cela signifie qu’il ne suit pas la logique que nous lui prêtons. La technique du paradoxe consiste à reconstituer cette logique. Éventuellement en disant à notre interlocuteur que nous ne le comprenons pas…

L’émotion est une variante du paradoxe. Si elle monte, c’est que vous vous sentez agressé. Ce qui n’est pas normal. Une technique : « suspension ». Ne réagissez pas. Vous avez besoin de plus d’information pour comprendre ce qui se passe.

Et si votre interlocuteur est malhonnête ? S’il cherche à vous enfermer dans un rôle contraire à votre intérêt ? Conseil de systémicien : cassez le jeu !
Par exemple ? Jouez pour perdre. Les bons négociateurs augmentent leur prix quand vous voulez qu’il baisse. Mais ils le font apparemment par incompétence.
A tel point qu’ils vous forcent à les aider. Comme le dit Edgar Schein, ils ne veulent que le bien de leur interlocuteur. Et il n’est pas dans son intérêt de jouer à ce jeu.

Compléments :

  • Sur la prédiction auto-réalisatrice : MERTON, Robert K., On Social Structure and Science, The university of Chicago press, 1996.
  • Sur l’ordre 2 et le jeu (sans fin) : WATZLAWICK, Paul, WEAKLAND, John H., FISCH, Richard, Change: Principles of Problem Formulation and Problem Resolution, WW Norton &Co, 2011. 
  • Sur la négociation (honnête ou non) : FISHER, Roger, URY, William L., Getting to Yes: Negotiating Agreement Without Giving In, Penguin, 1991.
  • Humble inquiry : SCHEIN, Edgar H., Humble Inquiry, Berrett-Koeler Publishers, 2013.