L’open space est-il fait pour nous rendre tous "space"?

C’est dans les années 50 que les bureaux ouverts furent mis au point par les frères Elerhard et Wolfgang Schnelle. L'objectif ? agrémenter l’espace de travail par de la lumière et des plantes vertes. Aujourd’hui les "open space" sont les descendants de ces bureaux. Mais ils sont devenus un instrument de stress.

Les critiques contre l’ « open space » sont de plus en plus nombreuses. Et pourtant le rouleau compresseur de l’uniformisation de la société nivelle l’individualisme jusque dans les entreprises. L’ « open space » par son coté inhumain, n’ayons pas peur des mots, en fait partie. Inhumain parce que si « l’Homme est un être sociable » comme le disait en son temps Aristote, « fait pour vivre avec ses semblables » il n’est pas destiné pour autant à être parqué. Inhumain parce qu’imposer la promiscuité est contre nature et même, puisque nous sommes dans le monde de l’entreprise, contre productif. Bien sur les tenants des « open space » avancent pour expliquer le développement de ces nouveaux lieux de travail, la convivialité et  la communication entre les salariés pour ne pas dire l’enthousiasme. Le fameux « vivre ensemble » mis à toutes les sauces ou « aimez-vous les uns les autres » si vous préférez. Généralement ceux qui diffusent ces belles idées ont leur bureau bien à part, avec une porte et personne d’autre qu’eux dedans. Comme l’a fait remarquer la sociologue Thérèse Evette « l’ «open space» est à la fois l’aménagement le plus prisé des manageurs et le plus contesté par les employés » ; il est un fait que les bureaux des manageurs ne se trouvent pas dans les « open space » !

Alors bien sur, on avance comme argument, pour justifier cette politique concentrationnaire, le gain de place et donc l’économie. On évoque aussi les nouvelles façons de travailler, hors du bureau ou en « mode projet » par les nouvelles générations, coincées entre leurs ephones, leurs portables et leurs tablettes et qui seraient adeptes, parait-il, de ces nouveaux espaces. Et en effet,  pourquoi payer des surfaces de bureaux pour des collaborateurs dont 50 % de leur temps se passe en déplacements,  en salle de vidéo conférence ou à la cafétéria ? Pendant que nous y sommes, autant qu’ils travaillent sur un banc, dehors,  devant l’entreprise ou sous un abri de bus.

En fait les témoignages et les preuves scientifiques sont accablants concernant le caractère  pathogène des « open space ». Beaucoup souligne comme le psychologue américain Matthew Davis que les niveaux de stress y sont plus élevés qu’ailleurs et que  les  niveaux de concentration (mais ceux des cerveaux cette fois)  et de motivation y sont par conséquent les plus bas. Le bruit paraît être le facteur le plus important dans ces observations. Supposés développer la convivialité et la communication ce sont les frictions et les répulsions entre ceux qui s’y côtoient que l’on constate au contraire. Dans le British Psychological Society Research Digest, les chercheurs Jungsoo Kim et Richard de Dear expliquent qu’à la suite d’enquêtes auprès de travailleurs  évoluant dans différents types d’espaces de bureaux, individuels, partagés ou en «  open space » : « L’argument en faveur de l’« open space » selon lequel il favorise l’enthousiasme et la productivité semble n’avoir aucune base académique» et ces chercheurs confirment que « les travailleurs dans les bureaux privés étaient les plus satisfaits de leur espace de travail » (19 aout 2013). «Alors que l’« open space » a été à l’origine conçu par une équipe de Hambourg dans les années 90 pour faciliter la communication et la circulation d’idées, un nombre croissant de preuves suggère qu’il sape ce qu’il était précisément censé améliorer», écrit Maria Konnikova dans le New Yorker (janvier 2014). 

En effet, les « open space » organisant le « groupe » dans l’entreprise, il est logique qu’il s’y développe les « sentiments » reconnus dans tous les groupes.

En cela les « open space » créent un sentiment de dépersonnalisation. L’individu  y perd peu à peu son identité. Tout est fait dans ce but d’ailleurs. Aucun objet personnel sur les bureaux, mis en commun du matériel de travail. Et que dire des « desk sharing » ou les collaborateurs sont ramenés à des voyageurs dans un hall de gare avec un casier pour trois ou pour cinq !

Les « open space » induisent un sentiment de menace, obligatoire, par l’impression d’être jugé. Le sentiment de menace se traduit par une crainte de l’autre, ce dernier étant identifié et localisé. En effet le manque d’intimité, le fait d’être sous la surveillance de ses collègues, le risque assez présent des voisins d’étaler leurs affaires sur le bureau et le risque de vol du fait de l’absence de porte rendent l’  « open space » contre productif et source de désordres psychologiques puis physiologiques chez ceux qui s’y trouvent.

Les « open space » développent le sentiment de dépendance car les individus d’un même groupe ont tendance à tisser des liens et intériorisent les règles communes au groupe pour ne pas se sentir exclus. On va nous dire que c’est ce que l’entreprise attend de ses salariés, une cohésion soucieuse d’efficacité et donc de rentabilité. Mais cette dépendance peut aussi entrainer une forme d’aliénation avec pertes des contours de l’identité. C’est d’ailleurs un peu comme cela que fonctionnent les sectes. Cela va encore  plus loin car ce sentiment de dépendance pousser à l’extrême entraine des états fusionnels entre les individus du fait de l’identification de chacun à travers les mêmes émotions qui animent le groupe. Cela donne comme effets négatifs l’effacement les différences individuelles qui font en fait la richesse d’un groupe ou d’une société.

Le quatrième sentiment développé dans un groupe telle celui de l’ «open space » est celui de d’abandon. Ce sentiment vient de l’éventuelle culpabilité qu’on peut à tout moment y développer par crainte d’avoir été rendu responsable d’un mauvais fonctionnement du groupe ou d’un projet du groupe. Certains manageurs abusent d’ailleurs de ce sentiment et des collaborateurs m’ont rapporté les vexations quasi punitives qu’ils reçurent devant tout le monde en pleine « open space ». « Matthieu ! C’est à cause de toi que le projet n’a pas abouti ! »

Enfin les « open space » provoquent comme dans tout groupe une interactivité entre tous les membres du groupe. Cette interactivité se nomme le « sentiment d’influence » car il permet à chacun de modifier l’état de connaissance de l’autre ainsi que ses comportements. Le « sentiment d’influence » se développe d’une façon si importante dans un groupe qu’il amène souvent une majorité à exprimer une norme commune à une minorité ayant une norme différente. La minorité sera alors obligée de changer de point de vue pour se maintenir dans le groupe. On voit  aussi s’opérer de telles techniques manipulatoires dans les parties politiques qui sont eux aussi des groupes. La minorité peut aussi  résister et ce sera la majorité qui modifiera sont référentiel, le « sentiment d’influence » est alors dit « minoritaire »

Nous voyons bien que l’  « open space » est avant tout utilisé pour « casser » l’individualisme, créer une cohérence de groupe adaptée aux nouvelles normes managériales d’entreprise et cela quel qu’en soit le prix à payer en stress pour chacun.

Ce constat est par ailleurs celui de l’aboutissement d’un processus qui en fait démarra au début du siècle dernier avec  ces immenses salles  de bureaux alignés ou s’acharnaient sur leur machines à écrire des dizaines de dactylo graphistes devant un « chef » placé sur une estrade. L’Angleterre emboita rapidement le pas aux Etats-Unis pour organiser la concentration des salariés et collaborateurs, la France attendit les années 70 pour construire ses premières tours de bureaux mais copia vraiment le modèle américain au début des années 2000 par ces grandes salles dépourvues de cloisons que nous nommons aujourd’hui les « open space ».

Cette évolution des lieux de travail est en fait  le reflet direct de la société toute entière ou nous voyons les libertés individuelles se restreindre sous l’influence des règles normatives du groupe. En 1945 René Guénon le prophétisait déjà : « ………la multiplication incessante des interventions administratives dans toutes les circonstances de la vie, interventions qui doivent naturellement avoir pour effet d’assurer une uniformité aussi complète que possible entre les individus, d’autant plus que c’est en quelque sorte un «principe» de toute administration moderne de traiter ces individus comme de simples unités numériques toutes semblables entre elles, c’est-à-dire d’agir comme si, par hypothèse, l’uniformité « idéale » était déjà réalisée, et de contraindre ainsi tous les hommes à s’ajuster, si l’on peut dire, à une même mesure «moyenne»……. » (René Guénon – Le règne de la quantité). On ne pouvait mieux prédire ce qui allait se passer de nos jours.