Uberisation : Du métier à la tâche

L’uberisation, est entrée de manière fracassante dans nos habitudes de consommation mais envahit aussi la sphère du travail . A quel prix ?

    

En décembre 2014, le président du groupe Publicis, Maurice Levy donnait une interview au Financial Times dans laquelle il dénonçait  l’arrivée de ce nouvel entrant et le modèle économique qu’il représente  : Uber

L’uberisation : une révolution technologique ?

A travers ce néologisme, de multiples définitions apparaissent mais toutes s’accordent sur le peu de nouveauté de ce phénomène d’ubérisation. Contrairement à ce qu’il engendre : des usages massivement changés à l’échelle planétaire associés à un mouvement sociétal. Car si les petits boulots ont toujours existés, il s’agit désormais de les organiser scientifiquement. A différencier d’une organisation scientifique du travail par la création de processus qui garantissait jusqu'à présent un travail de qualité.

Le modèle Uber n’est donc pas une révolution technologique mais permet de "déterritorialiser" des échanges qui se faisaient auparavant en proximité entre voisins, entre connaissances.

Il résulte de la substitution d’une façon de produire et consommer, portée par lefordisme, par une nouvelle économie basée sur une meilleure gestion de l’information. Tout ceci par des entrepreneurs se mettant à l’écoute des consommateurs et qui découvrent que beaucoup de besoins restent insatisfaits par l’économie traditionnelle. De nouvelles propositions de valeur sont ainsi déployées (applications, expériences numériques) plus innovantes et plus fluides. Avec le consommateur qui est enrôlé lui-même dans la production du service. Tout ceci grâce à l’accès facile à des données que le numérique coordonne à merveille. 

La nouveauté réside dans la mise en place de plateformes conjuguant données pertinentes et algorithmes performants. Uber, Airbnb, Blablacar,…ont construit des plateformes où s’agrège une consommation collaborative. Mais pas de production collaborative : Les plateformes vendent des services mais ne les produisent pas. Un apport dans la chaîne de valeur qui ne touche que la partie distribution.

La question centrale du travail

De ce constat émerge la problématique de l’emploi et la question du travail.

Par leur modèle, ces entreprises créent de l’opportunité pour de nouveaux entrepreneurs et posent les bases d’un laboratoire d’un modèle social en gestation. Un modèle présenté comme alternatif au salariat. Un modèle débarrassé des règles juridiques et qui veut s’affranchir des normes.

Ses partisans y voient une réponse au chômage tandis que d’autres y décèlent  une remise en question profonde des acquis et protections du salariat dans sa forme classique.

Ce débat est déjà posé depuis plusieurs années : car dans ces modèles économiques de plateformes le client est au centre de tout ; que l’activité aille des professionnels vers les particuliers (B to C) ou qu’elle aille des particuliers vers les particuliers (C to C). On assiste, depuis plusieurs années, au passage d’une activité de production centrée sur la fabrication d’un produit à une activité de service, réalisée en interaction avec le client.  

Un client consommateur, un client roi, un client producteur de processus de production. Nous sommes passés d’un système de production industriel taylorien-fordien à un système industriel taylorien flexible pour arriver aujourd’hui à un système de production serviciel.

Au niveau de l’organisation du travail, un passage de la standardisation de la production à une décentralisation et à une autonomie encadrée.

Depuis quelques années, on voit les salariés arrivés à saturation ce qui les a conduit à une  insatisfaction et au stress : l’accroissement de la polyvalence, les  changements de procédure, la redéfinition des tâches sont autant de sources de dégradation de leurs conditions de travail.

Derrière ce mot de "stress", on peut ranger bon nombre de situations, mais cette notion présente une réalité : la densification de la tâche. Les tâches se démultiplient, se ramifient. Elles ont des contours flous  et font appel davantage à l’employabilité qu’au métier.  Ces questions débattues dans la presse spécialisée en témoignent. : "Quand les salariés ne croient plus au au discours de l’entreprise" (le monde – Aout 2004) ; "les salariés broient du noir" (liaisons sociales – mai 2005). La France est ainsi au dernier rang des pays de l’OCDE du point de vue de la satisfaction au travail.

Une des issues résida à l’époque dans l’auto-entreprenariat. Être maître de son temps, se fixer soi- même ses objectifs, décider de son environnement de travail , être indépendant. Un programme tentant, censé accomplir le rêve d’un travail émancipé de toute autorité hiérarchique, qui remit en cause le salariat classique. Un statut que bon nombre de chauffeurs Uber ont adoptés.  Ainsi, avec l’ubérisation, le travail est fragmenté en tâches que l’on rémunère comme telles. Une flexibilité qui peut redonner une activité aux personnes sans emploi.

C’est dorénavant à la tâche qu’il est fait référence et non plus au temps de travail. L’activité d’appoint prend le pas sur le métier. Quand le métier renvoit  à des connaissances, un savoir faire, « une habileté technique que procurent la pratique, l’expérience d’une activité » selon le Larousse, l’auto-entreprenariat s’attache à réaliser une tache pour répondre à un besoin client.. La remise en cause du salariat laisse ouvert le débat et le choix entre le salariat et le travail indépendant. Un non salariat conduisant pour beaucoup au précariat .

Le travail ne se situe plus exclusivement dans l’entreprise. La porosité ne concerne plus seulement la frontière vie professionnelle-vie personnelle. Le travail peut être confié dorénavant au consommateur qui, bénévolement, alimente en données ces plateformes. Toute pratique devient une information donc une ressource pour cette économie.

Alors, verra t on demain une société ou il n’y aurait plus que des producteurs indépendants, des sous traitants d’entreprises qui n’auront plus personne ? (serge Tchuruk).

L’uberisation : une disruption totale

Un « tsunami numérique » dont l’autre facette est une distorsion fiscale et sociale pointée des 2013 par le rapport Colin et Colin : "les gains de productivité générés par l'économie numérique ne se traduisent pas par des recettes fiscales supplémentaires pour les grands Etats". Une perte sociale également importante qui ne voit pas non plus le travail collaboratif soumit aux mêmes charges sociales et dont la conséquence est une protection sociale moindre. Se pose ainsi le risque d’une économie qui remettrait en cause notre état-providence fondé sur le modèle du salariat. Jamais le terme d’ »économie disruptive «  n’a eu un sens aussi exact. Une économie « dérangeante », « perturbante » si l’on se réfère à sa traduction et dont l’innovation pourrait être rattrapée par des salariés qui réclament un véritable statut comme c’est déjà le cas aux USA. Une innovation d’ores et déjà rattrapée en France par l’URSSAF et condamnée depuis peu.

Une innovation destructrice de métiers qui créera pour ceux qui sauront manier l’algorithme et les données des emplois hyper-qualifiés. Mais point de substitution.

Pour les autres, pour les non employables est envisagé le revenu universel. Vieille idée remise au gout du jour pour lutter contre la grande pauvreté. Mais surtout validation qu’une partie de la population soit au chômage. Une autre façon d’explorer la valeur travail.