Pourquoi les RH se font avoir par la tech

Depuis 2 ans, nous sentons monter une certaine excitation face à ces nouveaux outils issus de la technologie IA et du digital au service des ressources humaines. Le niveau de séduction et d’engouement est tel qu’il faut bien s’interroger sur la pertinence de tout cela.

Si vous êtes professionnel RH vous n’avez pas pu passer à côté des millions d’outils HR tech mis à votre disposition : logiciels de paie, IA pour le recrutement, outils digitaux de mesure du bien-être au travail, …

Si vous êtes un collaborateur, peut-être utilisez-vous une application smartphone pour identifier des profils de votre organisation avec lesquels déjeuner ; et il est probable que vous notiez la qualité des feedbacks réalisés par votre manager grâce à un logiciel en marque blanche.

L’innovation : le saint Graal des organisations

Les entreprises ont d’abord entrepris d’innover sur la forme : de nouveaux espaces de travail plus colorés, plus ouverts, plus "comme à la maison". Il y a eu ensuite l’arrivée d’un nouveau mode de travail, le home office ; puis, l’arrivée d’un nouveau mode de travail dans un nouvel espace de travail : le flex-office. Les différentes postures au sein de l’entreprise ont dû se transformer également : hier, il s’agissait de construire un nouveau modèle de leadership, aujourd’hui c’est le manager qui doit innover dans ses postures pour correspondre aux attentes des nouveaux arrivants dans l’organisation. Enfin, certaines fonctions se sont transformées en intégrant de nouveaux usages liés à l’innovation technologique : la fonction commerciale depuis plusieurs années maintenant, puis, la fonction RH aujourd’hui.

Par ricochet (et aussi un peu, si j’ose dire, par opportunisme), le secteur de la formation a sonné le branle-bas de combat, et est à l’affût du moindre process/outil un peu trop classique que l’on pourrait remplacer par une innovation technologique. Certaines de ces innovations sont véritablement utiles car elles permettent de gagner en productivité, et en coûts, voire de réduire les risques liés au facteur humain (qui me semble plus élevés que les risques liés à la technologie) : la gestion des paies, l’automatisation d’une partie (et non la totalité) des process de recrutement, l’évaluation des compétences, …

D’autres innovations, en revanche, font plutôt office de cache-misère.

Gains versus pertes

Pour identifier si une innovation est véritablement utile, il suffit de comparer les gains versus les pertes. Par exemple la première phase d’un process de recrutement : vous disposez d’un outil intelligent qui pré-sélectionne les profils les plus à même de correspondre à vos critères. Il y a donc gain de temps, sourcing plus qualitatif (si on part du principe que les critères établis en amont sont optimaux), process unique donc simplification. En revanche, il y a un risque de perte de singularité des profils retenus puisque la machine sélectionne sur la base de critères précis. Dans la balance et pour cet exemple, les gains l’emportent sur la potentielle perte : c’est utile ! C’est utile parce que la technologie n’a pas remplacé le facteur humain, elle l’a accompagné. Un exemple presque similaire mais avec une conséquence plus dramatique : l’algorithme sexiste d’Amazon qui pré-sélectionnait les CV des candidats sur la base des données des CV des personnes déjà en poste chez eux. Les résultats furent désastreux car l’algorithme favorisait les candidatures masculines … A l’image des profils en postes chez Amazon. Certes, il y a eu gain de temps, mais perte totale de la maîtrise sur la technologie. L’unique différence avec le premier exemple est qu’il n’y a pas eu de travail d’analyse de critères de sélection en amont, l’algorithme a tout simplement avalé cette tâche portée par l’humain.

Le redoutable effet "pansement"

Lorsque le réseau social Facebook a commencé à prendre de l'ampleur dans les usages et habitudes des adolescents, beaucoup de parents, de professeurs et d’experts en psychologie sociale ont tiré la sonnette d’alarme : plutôt que de créer du lien social, Facebook isole peu à peu ses utilisateurs et appauvrit les liens existant par un phénomène “d’illusion de reconnaissance sociale”. Globalement, vous “discutez” avec beaucoup de personnes partout dans le monde, mais vous êtes seul derrière votre écran.

J’ai l’impression de retrouver ce même phénomène aujourd’hui en entreprise : non pas avec Facebook mais plutôt des logiciels de feedback, d’évaluation du bien-être, de mesure de l’engagement au travail. L’explosion de ces outils a un goût amer car ces sujets traitent véritablement de problématiques humaines, sociales, comportementales ; et traiter ces problématiques par la technologie me semble être un non-sens pour deux raisons :

  1. La première est que l’on tente désespérément de rendre ces situations confortables alors qu’il s’agit de situations confrontantes : faire un feedback via une application mobile est plus facile qu’en se trouvant face à la personne concernée ; cocher des cases ou donner une note sur un logiciel pour évaluer son bien-être dans l’entreprise est beaucoup plus confortable que de se retrouver en entretien avec sa/son DRH ou son manager pour parler de ses ressentis. Poussé à l’extrême, cela peut instaurer une culture du non-dit, de l’apparence et de l’hypocrisie car la confrontation, le conflit, et les désaccords ne sont implicitement pas autorisés.
  2. La seconde raison concerne le principe d’écoute active. Lorsque nous exprimons un ressenti, nous le faisons pour une seule raison : être écouté, vraiment. Nous ne recherchons pas forcément de conseils, mais plutôt une oreille attentive. Or, un ordinateur et un smartphone n’ont pas d’oreille … Avez-vous vraiment envie d’exprimer vos ressentis à une machine ? Vous sentez-vous écouté lorsque vous le faites ? Imaginez maintenant le message que vous délivrez en proposant à vos salariés de mesurer leur bien-être sur un logiciel ; cela donne à peu près ça : "Nous n’avons pas le temps/l’envie de vous écouter donc passez par ce logiciel qui centralisera toutes vos réponses et nous fera gagner un temps fou".
Ne pas se faire avoir

L’innovation au service de l’entreprise peut être une très bonne chose si elle est un moyen et non une finalité. Elle doit permettre de gagner en temps, en productivité, en efficacité mais pas au détriment des rapports humains, même s’ils sont confrontants et complexes.

Dans cette logique, ne pas se faire avoir par la technologie requiert une certaine forme de courage : celle de ne pas rester dans sa zone de confort.